La Chiva Gantiva, redécollage tropical
Voilà Despegue, troisième album pour La Chiva Gantiva, groupe bruxellois pluriel aux fureurs colombiennes. Un redécollage tropical après une période de ruptures.
« Si tu veux, on se voit dimanche, sauf si tu vas à la messe! -Le dimanche, je ne peux pas, je fais du black metal avec des copains. » Du Rafael Espinel total: pas un moment ne doit rester vierge ou molasson, même si par la suite, le rendez-vous métalleux s’avère être une demi-plaisanterie. Hyperactif le chanteur chivagantivesque? La question se repose début août lorsqu’il nous invite sur le tournage du nouveau clip (à voir par ici en avant-première): « Tu DOIS absolument venir! », texte-t-il en indiquant un hangar en bord du canal face à Tour & Taxis. « Et il y aura Speech d’Arrested Development », précise la notice. La première impression en rentrant dans le lieu improvisé en studio, c’est de voir Jésus -Rafael- dirigeant la scène de la mer qui s’ouvre en deux pour laisser passer sa tribu. En l’occurrence une paire d’amis/figurants et les cinq autres musiciens de La Chiva Gantiva: Natalia Gantiva (choeurs et percus), Felipe « Pepe » Deckers (guitares), Martin Mereau (batterie), Tuan Ho Duc (sax, flûte) et Jose Buc (basse). Tous fringués entre stage à la Nasa et thrift shop Petits Riens dans un décor de terrain vague futuriste, la barométrie généreuse au rayon des couleurs pétantes. Rafael (co)réalise le clip et joue bien évidemment dedans, toujours avec son air de Pasolini colombien chevelu pressé: « Cuero, cette chanson de cumbiapalépunk -mélange de rythmes afro-colombiens et de punk-, exprime la fraternité, l’union, le partage », nous explique-t-on. Un hymne qui se beugle sans retenue dans le refrain, leitmotiv récurrent dans La Chiva, jamais très loin de la célébration communautaire.
Speech d’Arrested Development en costume de cosmonaute -déjà l’accoutrement de la précédente vidéo parue au printemps, El Ritmo Lo Llevo Yo- explique sa présence: « J’ai rencontré La Chiva lors d’une tournée Womad en Nouvelle-Zélande en 2014: sur scène, ils dégageaient une énergie formidable, quelque chose de terriblement vivant. Eux et nous partageons la même façon de se revendiquer au quotidien, la créativité instinctive, le masculin-féminin, la marque organique et aussi une façon de nous démarquer de l’industrie corporate, en Amérique comme ailleurs. » Speech a écrit sa partie de Cuero dans son studio perso à Fayetteville, dans la campagne proche d’Atlanta. Clairement, le leader d’Arrested Development -fêtant ses 25 ans d’existence- a toujours la niaque, cette plasticité contagieuse de la langue, caractéristique du meilleur hip-hop, old ou new school.
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Esprit de famille
Le casting du clip du jour intègre aussi Maria-Clara Espinel et Nicolas Moins, respectivement soeur-manager et complice visuel de La Chiva, co-réalisateur et cameraman fréquent. Nicolas, c’est l’apparence inversée de Rafael: un nuage de lait dans un grand noir serré, le baume sur le tigre, la pirogue sur l’Amazone. Du calme pour amoindrir l’ouragan. Nicolas: « Cette description n’est pas fausse (sourire) même si la position que j’ai au sein du groupe n’a cessé d’évoluer à travers les années: dans La Chiva, j’ai fait presque tous les boulots, cameraman, roadie, websmaster et même cuisinier sur le premier album, au Studio Vega près d’Avignon. À la base, La Chiva est une histoire de famille, une vie communautaire à Saint-Gilles et une rencontre avec Rafael lors de nos études de 2004 à 2007 en illustration aux Beaux-Arts de Bruxelles. Le groupe s’est créé parce que Rafael, Natalia et Pepe venaient de Colombie et avaient envie de faire de la musique de là-bas, et puis les envies se sont transformées et le déclic s’est passé avec une grosse scène à Esperanzah! en 2007. «
L’idée d’un groupe comme famille non nucléaire se nuance via Maria-Clara, 42 ans, aînée de « cinq ans et demi » de Rafael: comme lui, elle a passé un bout de sa jeunesse en Belgique avec les parents Espinel qui s’installent en 1975 du côté de Louvain-la-Neuve, avant de repartir au début des années 80 en Colombie. La suite s’avère brutale, le père comme la mère, séparés, sont précocement emportés par le cancer en 2002 et 2004. Ne laissant à Rafael et Maria-Clara comme parents proches qu’une grand-mère, aujourd’hui âgée de 93 ans. Même séparée par un océan, la fratrie fait la paire: quelques semaines après le tournage du clip, depuis sa base de Bogota -où elle vit à l’année-, Maria-Clara explique ses liens avec Rafael: « Ce qu’on fait dans la vie avec Rafael est toujours complémentaire: il est musicien, je suis manager, il réalise des clips, je les produis. »
Au-delà d’une impressionnante ressemblance physique -rasez la barbe de Rafael et vous obtenez une sorte de Maria-Clara…-, il y a aussi « une relation qui est un peu celle de jumeaux d’amour. L’amour de nos parents nous accompagne toujours, et je me souviens de ma mère qui nous disait, petits, qu’on devait s’aimer beaucoup. On est attentifs l’un envers l’autre et ce lien est devenu super fort. Quand tu travailles avec ta famille, on dit souvent que tu peux accepter beaucoup de choses mais en fait, c’est le contraire: on n’utilise pas de filtres pour se parler. Avec La Chiva, on a mis le pied sur les cinq continents, c’est un grand avantage qui tient au fait que notre musique casse les frontières. Et Despegue, le nouvel album, est clairement le début d’un nouveau cycle. »
Nouveau cycle, donc ruptures. Multiples depuis la parution du deuxième album de La Chiva, Vivo, au printemps 2014. Il y a d’abord le départ en 2015 de Florian Doucet, multi-instrumentiste et tenancier de la clarinette dans le groupe: « Un musicien super doué qui avait la frustration de ne pas pouvoir faire ses trucs à lui dans La Chiva, il est parti après le concert au Womex, le marché de la world. » Mi-septembre 2017 et Rafael est dans son appartement saint-gillois. On repense à ce que Nicolas Moins dit de celui qui se déclare au centre de La Chiva: « Il a de l’égo bien sûr, mais c’est un égo qui a un culot. Pour lui, tout semble possible. Une sorte d’énorme rage de vivre. » À regarder l’Espinel de 37 ans, boule d’énergie provisoirement calée sur une chaise, on mesure la difficulté des deux dernières années: après le split avec Florian, vient celui de Crammed Discs, producteur des deux premiers albums. Qui n’aurait pas été sensible aux maquettes du troisième: parmi les raisons de la séparation, traîne peut-être une question générationnelle, celle qui sépare le trentenaire Rafael des quinquas/sexas de la compagnie bruxelloise de Marc Hollander. « Crammed nous a beaucoup donné, ce sont des amis mais là, il nous ont dit que le disque n’était pas pour eux. On a senti qu’il fallait passer à un autre stade dans un marché où, parfois, un clip bien foutu semble avoir plus d’impact qu’un disque. »
En cause aussi, cette frénésie de l’information sur les réseaux sociaux essentielle à Rafael pour répandre la bonne parole du live. Genre où La Chiva excelle partout dans le monde, parmi les groupes belges comptabilisant le plus de pays visités, du Bénin à la Hongrie, du Mexique à la Lituanie, avec évidemment la Colombie encore et toujours comme point de départ d’une conquête rêvée des Amériques. « Depuis 2011, on n’a pas arrêté de donner des concerts, sans être pressés de fabriquer un successeur à Vivo. Mais là, on a signé sur Flowfish Records, label indépendant de Berlin -qui nous a même accordé une avance…- et on est aussi courtisé pour le territoire nord-américain par Fania Records, maison légendaire de Willie Colon, Ruben Blades et Celia Cruz. On a toujours eu une vue mondialiste et c’est elle qui nous fait vivre. »
Clowns assassins
Sur ses deux albums prédécesseurs, Despegue ralentit et nuance le tempo de certains titres. Parmi ceux-là, Fantasmas, un gros retour d’enfance sombre: « Tout gamin, je voyais des fantômes et des monstres, j’avais peur du moindre bruit. Dans l’appartement où nous habitions alors à Cali -avant que mes parents ne se séparent- je ne voulais pas qu’on éteigne les lumières de ma chambre. En grandissant, tu gardes tous ces monstres, même transformés, comme les clowns assassins qui m’ont longtemps rendu malade. » L’autre fantôme du disque, c’est Natalia, percussionniste-chanteuse de La Chiva. Après seize ans ensemble, elle et Rafael ont splitté, il y a deux ans. « On s’est rencontrés à Bogota lorsque on avait 18 ans. Je suis fier d’avoir fait un groupe et l’amour avec elle dans tous les hôtels du monde. On a grandi ensemble, et puis comme je suis une éponge, cet album reflète aussi tout ce qui m’est arrivé depuis 2014. « Un titre écrit sous le coup de la séparation ne finit pas sur le disque -« je ne suis pas parvenu à le chanter »- mais Montanas de Selva Verde incarne la rupture de Rafael et Natalia: « Le titre parle des montagnes de forêt verte que l’on a construit: on la présente comme une chanson d’amour et on a beaucoup de plaisir à la jouer sur scène où on balade plusieurs inédits depuis deux ans, histoire de les tester en public. Je me sens super bien placé pour jouer ce morceau, je sens que je vais le jouer toute ma vie… »
La Chiva d’époque est donc à l’éparpillement: tout en restant dans le groupe, Natalia vit désormais à Barcelone, l’autre Colombien Pepe habite à Mexico -où le tremblement de terre de septembre a éclaté les vitres de son appart- mais, paradoxalement, tout cela semble renforcer les désirs collectifs. Reste alors Bruxelles et la Belgique comme base arrière des certitudes. Rafael, qui s’est décidé à demander la nationalité belge -« plus facile pour voyager »- trouve dans la capitale bordélique de l’Europe un modèle facilitateur: « Pour moi, Bruxelles doit toujours rester un lieu de plaisir, d’entente et de liberté. » Sur ce, il propose une concoction au gingembre, comme on le sait, racine fameuse pour son encouragement à faire décoller les arguments.
Le 2 novembre au Botanique à Bruxelles et le 25 à De Centrale à Gand.
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La Chiva Gantiva « Despegue » ****
Distribué par Sonic Rendezvous.
« On a voulu faire un album collectif dans lequel on était tous très impliqués »: même si Rafael Espinel signe la quasi-totalité des textes, les musiques viennent de diverses sources, le guitariste « Pepe » Deckers composant la moitié du disque. On y sent les fêlures de Rafael, du groupe ou celles plus larges des dysfonctionnements politiques planétaires comme dans Fais comme si, témoin colérique des gens qui « crèvent en Méditerranée ». Et l’album de nuancer les arrangements, que ce soit via les choeurs nègres de Despegue ou les guitares lynchiennes de Me Lo Llevo, brouillées à l’acide sauvage dans Sientelo. Le paradigme rock passé au hachoir colombien et renvoyé de la Vieille Europe vers un désir planétaire conscientisé s’exerce ici brillamment dans l’ultrasound (Tripeo), ramenant une génération plus tard l’excitation à la fois rock et latine de La Mano Negra. CQFD.
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