Krisy, l’atypique, sort enfin son premier album
Producteur émérite, entrepreneur dynamique, voix off instantanément reconnaissable, le Bruxellois Krisy laisse enfin un peu de place au rappeur crooner. Et sort Euphoria, premier album, entre amour, gloire et beauté, Marc Lavoine et Alpha Wann.
Accroché au mur du salon, l’écran est branché sur YouTube. La caméra subjective se balade dans les rues d’une ville, manifestement méditerranéenne. “C’est Naples, je pense. Mais ça existe pour la plupart des grandes villes. Certaines vidéos peuvent faire des millions de vues, comme à New York. J’aime bien mettre ça en toile de fond. Ça me détend quand je travaille.” Non pas que Krisy ait l’air particulièrement stressé. On le rencontre le jour de la sortie de son album. Il est 15 heures. Le soir même, il doit présenter Euphoria lors d’un showcase organisé sur la place de Brouckère, au pied du Continental. Mais pour l’instant, il est toujours chez lui, à Schaerbeek. “J’avais encore du travail.” Le soundcheck attendra.
La veille, pas de grande fiesta. Krisy s’est contenté d’attendre minuit pour assister à l’arrivée de son album sur les plateformes. “Dans la foulée, je suis tombé sur un gars qui faisait une écoute, sur Internet. On devait être sept sur le live. À la fin, j’ai quand même envoyé un message. Il n’en revenait pas!” Krisy ne précise pas si l’internaute était étonné de le voir, lui, se pointer sur le forum. Ou si l’internaute était simplement choqué d’avoir pu constater qu’après toutes ces années, oui, Euphoria existait bel et bien.
Certains ont pu en effet en douter. Annoncé depuis un moment (au minimum 2015), teasé par une série de singles, le premier album officiel de Krisy était un peu devenu l’arlésienne du rap belge. L’attente est aujourd’hui terminée…
Photo-souvenir
Accompagné d’une BD (lire plus loin), Euphoria se présente sous la forme d’un ambitieux disque-storytelling de 22 morceaux -interludes compris-, sur lequel on retrouve aussi bien sa grande copine Lous & The Yakuza que le rappeur-flingueur Alpha Wann, le roi de l’interview Mehdi Maïzi, ou le French lover variétoche Marc Lavoine. Il est susceptible de plaire aussi bien aux fans des précités qu’à ceux de Disiz la Peste ou MC Solaar. Avec ce dernier, Krisy partage un peu le même flegme lunaire.
L’album a d’ailleurs beau s’appeler Euphoria, la pochette est tout sauf extatique: Krisy pose assis à son bureau, doudoune pastel sur murs pastel, tenant son chihuahua dans les bras. “La photo a été prise ici, à l’étage, dans la chambre ou j’ai réalisé mon album, mais aussi les disques avec Damso, etc. Quelque part, c’est une photo très personnelle. Je l’ai faite pour moi. Pour avoir un souvenir.” Et peut-être aussi un rappel. “Parmi les gens qui vont écouter ce disque, il y a peut-être une personne qui est dans sa chambre, la tête pleine de rêves, et qui doute. C’est un peu pour elle que je l’ai fait.”
Dr De La Fuentes & Mr Krisy
Longtemps, Krisy a lui-même hésité: “to be or not to be”, planqué dans son studio. Sur le morceau Bounce, il avoue: “Mon ego me divise/Rester dans mon coin et ne rien dire/Ou assumer mon statut de grand dans ma city”. Durant toutes ces années, il a donc alterné.
Sous le nom de Krisy, il a pu endosser le rôle de rappeur-rêveur-lover aka le jeune Julio, fan d’Iglesias et de Sébastien Tellier. Sous le pseudo de De La Fuentes, il repasse en coulisses pour devenir producteur-prestidigitateur. Le tout doublé de la casquette d’entrepreneur, fondateur du Lejeune Club, collectif made in BXL, qui lui permet de diversifier ses activités. Par exemple dans la pub ou les voix off. “Ça me permet de ne pas compter sur l’argent que pourrait éventuellement rapporter la musique. On a beau dire, si tu dépends de ça, ta musique change. Tu vas t’adapter à ce qui fonctionne, aux sonorités du moment.”
Rappeur rassembleur
Entre ces deux personnages -Krisy et De La Fuentes-, est venu aujourd’hui se glisser un troisième: Chris. Derrière ses allures d’album-concept, Euphoria permet en effet à son auteur d’un peu plus se dévoiler. “Il y a toute une mise en scène un peu hollywoodienne, un storytelling. Mais derrière chaque sentiment, chaque émotion, c’est moi.” Soit, pour la Sabam, Christopher Botuli, né à Bruxelles, en 1990. “J’ai donc connu le monde sans Internet”, sourit celui qui expliquait à ses débuts avoir étudié “à l’Université Libre de YouTube”.
Il est le fils d’un père congolais, largement absent, et d’une mère métisse. Dans le titre d’ouverture, il glisse: “Fier de ma couleur malgré toutes les douleurs auxquelles la société nous associe”. Plus loin, sur le freestyle, il questionne encore: “Quelles sont les limites quand t’es Black? Quels sont les pouvoirs quand t’es White?” “Le fait est que je suis autant à l’aise dans un mariage congolais traditionnel qu’au comptoir d’un bar au fin fond des Ardennes. J’ai pu voir la méfiance du Congolais envers le Belge, et la crainte du Belge envers le Congolais. Pour moi, ça tient d’abord à un manque de communication entre les deux. C’est là-dessus que je travaille notamment. À trouver des moyens pour que l’on se rencontre davantage.”
De K3 à Kery James
Krisy est donc ce Belge, Bruxellois aux racines congolaises et wallonnes, que sa mère inscrit dans l’enseignement flamand dès les maternelles. “Je suis un vrai néerlandophone. J’ai grandi avec Samson & Gert et K3.” Il doit d’ailleurs attendre que son petit frère bifurque vers le francophone en secondaire pour découvrir le rap français. “Avant ça, j’étais dans le rock, ou le rap américain et néerlandophone. C’est grâce à lui que j’ai découvert les Sages Poètes de la rue, Kery James, MC Solaar, Doc Gynéco, etc.”
Au bout d’un moment, il finit par se prendre au jeu, et commence lui-même à rapper. “Je racontais des conneries, pas mal de blagues.” Alors que la hype rap belge n’est encore qu’un lointain mirage, il sort une première mixtape en 2010 –Weedtape 1.0, sur laquelle on retrouvait un certain Freeze Corleone. En 2012, il enchaîne avec Blacksouag, puis l’année suivante, Jouvence -sur laquelle il réussit à placer la rengaine flamoutche Zon Zien Zakken: le lover n’a pas encore pris le pas sur le déconneur.
Le profil se précise en 2016, avec l’EP Menthe à l’eau. À ce moment-là, le rappeur Krisy a cependant tendance à laisser de plus en plus de place à De La Fuentes, le producteur. Menthe à l’eau paraît le 31 juillet. Trois semaines plus tôt, Damso a publié Batterie faible, en grande partie produit et enregistré chez et avec Krisy. La vague rap made in Belgium est lancée: Krisy sera à la fois aux premières loges, et en coulisses, cloîtré dans son studio.
L’oseille et Lavoine
Le vrai tournant a lieu un an plus tard, en 2017. Que se passe-t-il? “J’ai compris comment l’argent fonctionnait”, explique-t-il, énigmatique. Il signe notamment avec #NP, la structure de management qu’a lancée quelques mois plus tôt Pascal Nègre, ex-gourou d’Universal France, tout juste débarqué par Vincent Bolloré, après 20 ans de bons et loyaux services.
C’est aussi à ce moment-là que Krisy est invité par Colors, la capsule web musicale du moment. Juste avant d’interpréter Julio & sa gogo danseuse, Krisy se présente à la manière d’une voix off. “C’était fait exprès. J’ai toujours rêvé de faire du doublage de film. C’est ma manière de déposer un “easter egg”, de dire “hey, écoutez, j’ai peut-être une voix qui peut vous intéresser.”” Bingo. Quelques temps plus tard, il est contacté par une agence de pub qui cherche une voix pour un fameux opérateur télécom. Depuis, Krisy a peut-être laissé toute la place à ses collègues rappeurs. Mais son timbre “atypique” (…) est entré dans les oreilles d’à peu près chaque Belge…
Krisy aurait pu s’en contenter et continuer d’œuvrer en contrebande, loin des spotlights. A-t-il hésité? “Disons que je n’ai pas spécialement besoin de me faire voir. En plus, je ne me trouve pas forcément très intéressant. De base, je ne suis pas quelqu’un qui aime prendre la parole. Tu as des gens qui sont faits pour parler, d’autres pour réfléchir. Je ne dis pas que l’un et l’autre sont incompatibles. Mais je suis plus le gars derrière ou à côté, qui observe et réfléchit dans son coin.” Pour un rappeur, c’est quand même un peu ballot. “C’est pour ça que je dis que je n’en suis pas vraiment un!”
Le père et le fils
De fait, Euphoria cultive sa singularité. Ne serait-ce que par ce qu’il rassemble sur un même disque un rappeur indépendant aussi crédible qu’Alpha Wann -“pour moi, c’est une star”- et Marc Lavoine -“au départ, je lui avais donné un “rôle” de figure un peu paternelle, mais lui se voyait davantage comme un grand frère. On est partis là-dessus et je lui ai proposé un truc. Il a dû me prendre pour un fou, mais il est tout de suite rentré dans le délire. Il était trop content! Je n’avais jamais vu une telle réaction de la part d’un artiste avec qui j’avais collaboré!”
Euphoria raconte l’ascension d’un jeune rappeur qui finit par se brûler les ailes, emporté par le succès. C’est l’occasion d’évoquer la rançon de la gloire, et ce qu’elle exige de formatage, y compris dans le rap. Dans un des interludes, son pote César pousse ainsi Krisy à laisser tomber ses rimes sentimentales -“montrer ses émotions, c’est nul!”, et même remplacer son chihuahua par un pitbull: “Arrête tes trucs d’amour et propose-nous de l’action, de la musique de bonhomme”…
Au lieu de ça, Euphoria se la joue plutôt “de 7 à 77 ans”. “J’avais envie de faire le genre de disques que j’aurais voulu entendre quand j’étais gamin”, explique Krisy. Plusieurs fois, il parle même de responsabilités à l’égard de son public. Alors que la plupart enfilent le costume de rappeur pour l’utiliser comme défouloir, lui y voit plutôt une cape de super-héros, ployant sous les obligations. Peut-être que parce qu’il a dû très tôt se prendre en charge? Au début du disque, il évoque le paternel absent, dont il a pris en quelque sorte la place: “Je m’occupe des miens/Je suis le père et le fils”, ajoutant plus loin: “Depuis tout petit je vis comme un grand”. “Je suis l’aîné, et le premier petit-fils de ma grand-mère. Je sais que mon petit frère, mes cousins me suivent. Ils regardent ce que je fais.”
Jeu collectif
Moins “rappeur conscient” qu’artiste responsable, cela n’empêche pas Krisy de soigner le divertissement. Mais toujours, insiste-t-il, avec l’idée de créer du lien, comme il le fait avec Lejeune Club. “L’autre jour, j’ai reçu un message sur Instagram de Marc Coucke. Il me disait qu’il aimait ma musique et qu’il voulait m’inviter à une prochaine conférence qu’il organise à Durbuy. C’est fou! C’est là aussi que je me dis que j’ai des responsabilités. Je suis peut-être une des premières personnes de ce “milieu”, qu’il rencontre. Je ne peux pas foirer, ne serait-ce que pour ceux qui suivront. Ça ne m’empêche pas de rester moi-même. Mais je veux montrer à quel point il y a, à Bruxelles, en Belgique, des gens que vous ne voyez pas forcément, mais qui sont méga intéressants, et qui peuvent vous amener au top.” Krisy connexion…
Euphoria, format BD
Pour accompagner la sortie d’Euphoria, Krisy a imaginé une bande dessinée, en collaboration avec le graphiste-illustrateur Hoobooh. Les liens entre BD et rap français sont plutôt ténus -un essai avec Alkpote, un autre avec Jok’Air. Pourquoi Krisy a-t-il eu envie d’utiliser ce média? “Parce que je suis Belge! Ça fait partie de notre culture. J’ai grandi avec Boule et Bill, Spirou, Léonard, puis tous les Flamands, Suske & Wikse (Bob & Bobette, NDLR), ou Urbanus qui était plus trash. À la maison, on n’avait pas forcément énormément de moyens. Mais ma mère nous amenait régulièrement chez Pêle-Mêle (magasins de seconde main bruxellois, NDLR), et nous achetait des BD à 20 francs belges. On repartait comme des fous, avec quatre, cinq bouquins sous le bras, mon frère et moi. On n’avait pas la PlayStation, mais on avait ça. Aujourd’hui, je continue d’en acheter encore souvent. Mais je relis aussi pas mal mes anciennes. Je découvre encore parfois de nouvelles choses.”
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