Justice, « une sorte de gospel sans la religion »
Cinq ans après Audio, Video, Disco, le duo français revient aux affaires avec un troisième album pop aussi copieux que généreux, moins fanfaron qu’à l’habitude. Justice de paix…
Rue Ramey, dans le 18e arrondissement. Entre Barbès et Montmartre, entre une blanchisserie et un marchand de fruits et légumes, les bureaux d’Ed Banger ne paient pas forcément de mine. Derrière la vitre opaque, une grande table, des bacs de disques (le dernier Slayer, le premier Shalark), une platine, des rangées de livres (Wim Delvoye for Dummies), et au fond, juste la place pour deux bureaux. Difficile de croire que l’on est bien dans le QG de l’une des plus flamboyantes success story de la musique électronique française, tête de pont de ce qu’on a appelé la French Touch 2.0. Certains signes, pourtant, ne trompent pas. Il y a la peluche jaune de Flat Eric, héros de Flat Beat, l’un des plus gros tubes du label, signé Mr Oizo. Au mur est également accroché un disque d’or de Daft Punk. C’est après avoir été leur manager pendant une bonne dizaine d’années que Pedro Winter a décidé de fonder Ed Banger. Le patron est bien sûr présent. A 41 ans, il affiche toujours cet air d’éternel ado skater, mélange d’enthousiasme, d’assertivité et de cool potache. « On se commande des pizzas? » Seule une petite trottinette rose bonbon, « garée » contre un radiateur, indique que le temps a passé…
C’est en 2003 que Pedro Winter a lancé Ed Banger. La première référence –Radar Rider de Mr Flash- délimitait déjà en partie le futur terrain de jeu: entre trame électro, influence hip hop et référence rock (le sample de Pink Floyd). Mais c’est le disque suivant qui va vraiment faire décoller l’enseigne. Il est signé Justice, duo composé de Gaspard Augé et Xavier de Rosnay. Rebaptisé plus tard We Are Your Friends, le morceau est un remix de Never Be Alone du groupe anglais Simian. Le titre prendra du temps à faire son trou, mais finira par devenir un carton mondial. Mieux: un hymne générationnel pour les kids, qui ont appris à s’échanger leurs coups de coeur musicaux sur un tout nouveau site, l’un des premiers du genre: MySpace…
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A l’époque, le rock tente un dernier baroud d’honneur avec des groupes à la White Stripes, Libertines… Loin de l’anonymat casqué de leurs aînés Daft Punk, de Rosnay et Augé traînent d’ailleurs en perfecto, tignasse de métalleux, et clope au bec. Sur scène, ils jouent devant un mur d’amplis Marshall, évoquant davantage Motorhead qu’un concert électro. C’est pourtant bien les machines qui font tourner les têtes. Pas besoin de guitares: Justice se contente de pousser les curseurs de ses machines dans le rouge, synthés criards, basses saturées, beat frénétique. Et prouve, s’il le fallait encore, que l'(énergie) rock est soluble dans l’électro. En 2007, le premier album du duo enfonce le clou. Celui de la croix, qui sert de symbole et de titre à un disque qui trouve directement un large écho à l’internationale (deux nominations aux Grammys américains). Il est suivi d’Audio, Video, Disco, en 2011. Un exercice d’électro-prog-rock tongue-in-cheek qui, sans connaître le même impact, fera son bout de chemin (Victoire de la musique du Meilleur « Album de musiques électroniques »), jusqu’à par exemple les amener en tête d’affiche d’un festival mammouth comme Rock Werchter.
Cinq ans plus tard, Justice est de retour avec un nouvel album, intitulé Woman. Les membres du binôme débarquent quasi en même temps au bureau d’Ed Banger, juste à temps pour le combi Margharita-Salami (piquant)-Quatre fromages –« c’était pour qui encore, celle sans oignons? ». Augé d’un côté, barbu et lunaire; de Rosnay, de l’autre, plus bavard. Aucun des deux n’a l’air de franchement stresser à l’idée de sortir un nouveau disque. Même après autant de temps. Le zeitgeist musical change pourtant rapidement. Voire de plus en plus vite. Xavier de Rosnay: « C’est vrai. En disparaissant de la circulation, on prend toujours un risque. Surtout qu’on commence à rentrer tout doucement dans la phase où l’on est presque considéré comme un groupe « vintage ». Par exemple, pour la première fois, on rencontre des journalistes qui sont plus jeunes que nous, et qui nous écoutaient quand ils étaient au lycée (rires). »
De fait. We Are Your Friends, par exemple, est passé aujourd’hui du statut d’hymne générationnel à celui de « classique » (jusqu’à servir de titre à un gros navet hollywoodien, sorti l’an dernier, avec Zac Efron dans le rôle d’un DJ d’EDM à la David Guetta). La French Touch 2.0, elle-même, a vécu, objet désormais d’un film (Eden) ou de documentaires, laissant la place à une nouvelle génération adepte d’une techno plus planante et mélodique. Tout cela n’a toutefois toujours pas l’air de tracasser les intéressés. « Même si Justice y est lié historiquement via Pedro et Ed Banger, on ne vient pas de là musicalement. Et, de toute façon, ce qu’on a appelé French Touch a toujours été très disparate. Déjà lors de la première vague, Daft Punk ne ressemblait pas à Air, qui ne faisait pas la même chose que Dimitri From Paris, etc. Pareil par la suite, entre Mr Oizo, DJ Mehdi, Sebastian ou nous. J’ai regardé récemment la série de Webdocumentaires qu’a produite Arte sur le sujet. Si tu rassembles les douze morceaux qui illustrent chacun des épisodes, tu obtiens la compilation la plus incohérente qui soit. »
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Gospel sans religion
Avec le temps, le duo a réussi à créer une identité, en sortant pourtant deux disques très différents. Le premier avait pour mission claire d' »être le plus bruyant possible« , débarquant »après tout le disco filtré -qui est une musique assez « jolie »-, et la techno minimale, qui était surtout un truc de design sonore« ;tandis que le deuxième, Audio, Video, Disco, plus éclectique, se présentait à l’époque « comme un disque de prog-rock par des gens qui ne savent pas jouer« … Et le petit nouveau? « Honnêtement, on commence seulement à y voir plus clair en donnant les premières interviews. Je sais que, dès le départ, l’idée est venue d’une sorte de disque chorale. Dans le sens où chaque thème est, ou aurait pu être chanté par un choeur.« Dans ce cas-ci, celui du London Contemporary Orchestra, qui s’est chargé à la fois des cordes et des choeurs. « L’idée était de se diriger vers quelque chose qui tiendrait presque de l’hymne, plein d’emphase. Une sorte de gospel sans la religion. Une musique à partager, qui donne envie d’être avec les gens. »
Les morceaux de Justice n’ont pas toujours dégagé ça. On se souvient évidemment de Stress, single anxiogène doublé d’un clip ultraviolent, signé Romain Gavras. En 2008, le documentaire A Cross the Universe pouvait rendre pareillement mal à l’aise. Aussi hilarant que déprimant, le film suivait les deux pieds nickelés en tournée aux Etats-Unis, emmenés par un tour manager fan de flingues, enchaînant scènes de déglingue, mariage à Las Vegas, fans hystériques, groupies bourrées, et bagarres, avec arrestation par la police. La totale. A cet égard, rien que par son titre, Woman semble annoncer un changement. Quelque chose comme la fin définitive de la pose burnée et des gros beats virils. Ce n’est évidemment pas aussi simple. « On trouvait le mot très puissant. Une sorte de « force tranquille », comme disait Mitterrand (rires). Même formellement, les lettres sont très belles. Puis le symbole de la justice est une femme. Et, effectivement, il nous permet aussi de sortir de ce côté un peu couillu, qui ne nous représente pas à 100 %. Mais il reste encore des passages plus rentre-dedans. C’est d’ailleurs une erreur de penser que les femmes n’aiment pas ce genre de morceaux. » Si Woman fraie son chemin à travers le disco, le soft rock, ou la pop eighties, il se permet donc aussi des titres plus grésillants comme Chorus.
Man Machine
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La « bromance » Justice n’a pas foncièrement changé. La méthode de fabrication, en tous cas, est restée la même. Il s’agit de se retrouver à deux en studio, et d’imaginer des épopées pop. Ils l’assurent encore et toujours: ils ne sont pas les plus doués des musiciens. Les machines sont là pour pallier les lacunes de l’un et de l’autre. « C’est aussi pour cela que l’on ne sort pas un disque tous les deux ans. Comme nous ne sommes pas des gens très « techniques », il faut du temps pour arriver à nos fins. » Exemple avec Heavy Metal, titre scifi-futuristico-baroque « à la Scarlatti ». « On ne voulait pas que cela sonne comme si c’était joué, mais plutôt comme si c’était programmé dans une espèce de sequencer qui, de temps en temps, déraille un peu. Pour ça, au lieu de jouer le morceau, on a samplé chaque note d’un clavecin électrique pour pouvoir programmer tout de manière hyper rigide. A la fin, la musique se délie et devient plus fluide. Mais tout le début du morceau, ce sont des machines qui font de la musique classique. »
L’enregistrement de Woman a démarré en janvier 2015 pour se terminer un an et demi plus tard. Le duo ne dira pas si les événements à Paris (ils étaient à l’Olympia, au concert de The Do, le soir du 13 novembre) ont percolé dans le disque, ne serait-ce que par réaction. « Forcément, cela nous a affectés. Mais comment?« , glisse Gaspard. Il n’en reste pas moins que Woman donne l’impression de baisser la garde, moins cynique, plus ouvert. Un titre comme Love SOS semble même être une vraie déclaration sentimentale et sincère. « C’est vrai qu’on n’a jamais fait de chanson d’amour aussi naïvement romantique, sans se poser la question de savoir si cela allait être trop cheesy.« Un changement pour un groupe à la réputation pince-sans-rire, carburant volontiers à l’ironie, et dont l’acte de naissance -la participation à une compilation indé singeant la variété du concours Eurovision- semblait déjà tenir de la raillerie branchouille. Xavier de Rosnay se marre, mais rectifie. « C’est vrai qu’avec Love SOS, on est dans l’émotion pure, ce qu’on n’a jamais vraiment fait auparavant. Mais cela ne veut pas dire que l’on n’a pas été sincères jusqu’ici. On s’amusait, mais il n’y avait pas forcément d’ironie. Même dans le cas de la compilation Eurovision, dont tu parles. Bien sûr, c’est parti d’une blague. Mais l’idée était avant tout de sortir de la posture indé sectaire un peu chiante, en disant: « Détendez-vous deux secondes et faites pour une fois une musique plus honnête. » Sous le postulat ironique, la demande était d’être plus sincère. » Aujourd’hui, le duo, fan de pop, n’a pas évacué toute roublardise, loin de là (la basse slappée de Safe & Sound). Mais là où certaines références passaient pour de la provocation, sur Woman, elles tiennent désormais plus du clin d’oeil. Human after all…
Justice, Woman, distribué par Ed Banger/Because. ***(*)
TOP CHEF
Roulement disco (Alakazam!), chevauchée futuriste (Chorus), refrain funky eighties (Fire)… Le menu de Woman est particulièrement copieux. « On n’a jamais écrit de morceaux aussi complets« , glisse de Rosnay. Généreux (le plus long qu’a sorti Justice jusqu’ici), gourmand, Woman s’offre une pochette à la fois abstraite et sensuelle. Le visuel a toujours été crucial chez Justice. A nouveau créé par Charlotte Delarue, l’artwork est tiré d’une photo de David Zilber, sous-chef au fameux Noma. « On l’a rencontré un jour, par hasard, et on a sympathisé. Il se trouve qu’il est aussi photographe. Il nous a montré son travail, dont le cliché d’une huile en train d’infuser. On l’a directement trouvé super: les couleurs, la matière… Après, il a fallu trouver une manière de l’adapter, en intégrant l’idée au logo et la croix de Justice. Cela a demandé beaucoup de boulot, c’est passé entre de nombreuses mains. Mais on a fini par aboutir au résultat que l’on avait en tête: une image dont on ne sache pas s’il s’agit d’une peinture ou d’une photo, à la fois figurative et abstraite, qui représentait un spectre de couleurs assez large sans tomber dans l’arc-en-ciel.«
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