Jessica Pratt sublime son folk made in L.A.
La folkeuse Jessica Pratt élargit le champ de ses possibles avec un album davantage produit, Here in the Pitch, doré par la lumière et le côté obscur de la Californie.
Regard envoûtant, cheveux blonds et teint pâle, très pâle… Jessica Pratt a le look diaphane d’une star de cinéma. On la dirait sortie du vieil Hollywood. Stylée mais affable, bavarde même, la folkeuse se raconte sans fard. Née en 1987 à Redding, bourgade d’une centaine de milliers d’habitants plantée dans une vallée de la chaîne des Cascades tout au nord de la Californie, Pratt a grandi avec la musique de Tim Buckley, de X, du Gun Club (merci maman) et a appris à jouer de la guitare sur Electric Warrior de T. Rex. « J’ai vécu une enfance plutôt ordinaire, raconte-t-elle au bar d’un hôtel chic amstellodamois. ll y avait de très jolis paysages dans la région. J’ai été camper avec des amis et nager dans des lacs. Mais je ne viens pas d’une famille qui partait en randonnée ou ce genre de choses. Redding est une halte pour les musiciens en tournée sur la côte Ouest, mais aussi une ville en proie au christianisme évangélique. Avec des méga églises. Ça a toujours été une présence étrange. Même si mes parents ne baignaient pas dans ce trip-là du tout. »
Partie à l’adolescence s’installer à San Francisco, Jessica Pratt y a été repérée par le génial Tim Presley. Il a même lancé un label pour elle. « Je pense que je n’avais pas la moindre ambition avant qu’il ne propose de sortir ma musique. Je ne me projetais pas. J’étais jeune, focalisée sur le présent. J’ai vraiment eu de la chance que quelqu’un me pousse dans cette direction. En plus, j’étais une grande fan de White Fence. C’était complètement dingue. Je ne sais pas ce que je serais devenue. Je n’ai pas été à l’université. Je suis partie à San Francisco en quittant l’école secondaire. Juste pour trouver des boulots. Vivre au jour le jour. Écouter de la musique et en faire. »
Depuis une dizaine d’années maintenant, elle s’est installée à Los Angeles. À l’heure actuelle, elle vit à Elysian Park, un quartier verdoyant d’écrivains, d’artistes et de musiciens. Dans les années 1920 et 1930, il était baptisé Red Hill parce que considéré comme une enclave communiste. « C’était apparemment assez bohème. Nos voisins nous ont dit qu’Hemingway a vécu brièvement dans notre rue. Chaplin a eu une maison dans le coin. Et Woody Guthrie a habité dans les parages. »
Here in the Pitch, son quatrième album, a été profondément marqué par la ville, la lumière si particulière -« C’est presque subliminal ». Mais aussi par le côté sombre du rêve californien et de quelques-unes de ses figures emblématiques. Jessica s’est beaucoup documentée sur l’histoire de Los Angeles. Elle a lu des livres de Mike Davis comme City of Quartz et Set the Night on Fire, qui raconte les émeutes et la politique à Los Angeles dans les années 60. Elle s’est aussi enfilé quelques livres sur la famille Manson. -« Ce qui touche à l’histoire de la musique et de Hollywood ». Elle a un faible pour Los Angeles Plays Itself, essai vidéo composé de plus de 200 extraits de films qui dissèque la représentation souvent mythifiée de la ville. Elle a aussi pas mal fréquenté Musso and Frank., un restaurant, le deuxième le plus ancien de Los Angeles, où les vieux acteurs et auteurs ont l’habitude de se retrouver. « Quand je m’intéresse à un sujet, je peux y consacrer des mois entiers. J’ai un côté un peu obsessionnel et mon esprit m’y ramène en permanence. Penser aux événements qui se sont produits à L.A, c’est puiser quelque part dans l’énergie du passé. J’ai lu beaucoup de choses sur la ville à cause de la musique que j’aimais. Mais plus j’y vis et plus je m’intéresse à son histoire au sens large. Cette ville est un challenge. On ne peut pas dire qu’elle t’accueille à bras ouverts ou te rend la vie facile. Il faut y trouver ta voie. J’ai failli partir mais maintenant je m’y sens chez moi. »
Vase d’expansion
C’est sans doute lié à sa voix de petite fille (ou bien s’agit-il d’une petite vieille), qui peut rappeler Karen Dalton et CocoRosie, mais Jessica Pratt a été étiquetée par certains « freak folk ». « Je n’ai jamais été gênée par ce genre d’appellation. C’est un instinct naturel que de vouloir catégoriser les choses. Et c’est nécessaire aussi, je pense, quand tu parles de musique. Je ne prends pas tout ça personnellement. C’est lié de toutes façons à l’interprétation et à la connaissance de chacun. »
Avec Here in the Pitch, à la fois inspiré par Judy Garland, Scott Walker et Pet Sounds, Jessica a dépassé le boulot de singer-songwriter et embrassé celui de productrice. « Ce disque a avant tout été guidé par un son et une humeur. Quelque chose de très intuitif, je suppose. Je ne voulais pas d’une rupture avec mes albums précédents. Je tenais plutôt à élargir le spectre. À la fois en matière d’instruments utilisés et de production. Une chose que tu ne peux pas vraiment dicter ,c’est la teneur émotionnelle des chansons. Je pense que les gens entendront la différence. »
Au fil de ses splendides et sublimes neuf nouveaux morceaux, on croise les percussions du Brésilien Mauro Refosco (David Byrne, Atoms For Peace) et brièvement la gratte de Ryley Walker. Mais aussi du saxophone baryton, de la flûte, du glockenspiel et des timbales… « Même si je joue de la guitare acoustique et si mes chansons sont « folky », j’ai toujours été beaucoup influencée par la pop sixties. Des choses plus produites en somme. Et je pense que ça se sent davantage cette fois. Ce n’était que ma deuxième expérience dans un vrai studio. Les morceaux étant un peu différents en termes d’humeur, ils demandaient une certaine forme d’instrumentation et d’expansion. J’ai davantage expérimenté. »
Pratt s’évade et nous emmène avec elle. « Quand tu bosses sur un disque, tout ce que tu absorbes ressort sous la forme d’un assemblage et se mêle à ton état émotionnel. Filtré en ce qui me concerne par des personnages. Mes chansons, ce sont des bouts de ma propre vie magnifiés à travers un moi fictif. Je pense que j’ai toujours été quelqu’un qui fuyait la réalité. J’aime les histoires. J’aime les personnages. Et j’aime m’immerger dans un autre monde. J’apprécie le fait de me plonger à ce point dans un bouquin que j’en oublie ma propre réalité. Et je pense que j’utilise la musique de la même façon. »
Here in the Pitch ****(*), distribué par City Slang/Konkurrent. En concert le 03/06 à l’Ancienne Belgique.
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