Jeronimo: Serial Lover
Sur son quatrième album, Zinzin, il suicide John Lennon et assassine l’arrogance parisienne. Revenu de ses fatigues, Jeronimo empêche son acidité naturelle de tuer l’amour. Rencontre à domicile du dernier des rockmantiques.
La Ford Mustang bleu pétrole 1965 déboule en effrayant la pierraille qui entoure l’église Saint-Martin. Il en sort un homme, long et glabre, qui pourrait bien être la version denim du curé local. Non, pas assez en chair pour rassurer les ouailles. D’autant que le visage couteau porte une mince cicatrice habillant l’oeil droit. D’un sourire, tout cela se métamorphose en profil d’homme encore jeune, charmant mais toujours doué d’ubiquité. L’auteur de fausses bluettes (Ma femme me trompe) est le même qui, aux récentes Nuits Botanique, crame l’électricité en chicotant longuement sa Gretsch bordeaux. Jérôme Mardaga, 40 ans, connu sous le pseudo Jeronimo, habite Fize-le-Marsal, 547 âmes au sud de Liège: il y a enregistré son Zinzin, précisément dans l’édifice religieux susmentionné, aux fondations romanes une fois millénaires. « Il n’y a plus qu’une messe par mois, ce qui a rendu l’installation possible »: derrière l’autel où il pose respectueusement sa guitare pour une photo, Jeronimo explique comment lui, mécréant athée, s’est glissé dans la pierre ancienne pour enfanter des émotions plutôt païennes. Bien sûr, ce studio particulier est d’abord celui de sa vie: mariages, baptêmes et enterrements y ont défilé depuis l’installation en 1977 des Mardaga dans le bled. Gamin de cinq ans, Jérôme sort alors de la vie urbaine liégeoise: « Mes parents, qui nous avaient eu très jeunes, mes deux frères et moi, étaient importateurs de matos pour dentistes -tout ce qui torture: le fauteuil, la lampe dans les yeux, le crachoir- et avaient énormément de travail, donc ils n’étaient pas toujours là pour venir nous chercher à l’école. Le village était notre terrain de jeu, notre liberté. Le grand air, le prétexte de flâneries aux champs et aussi la résidence de notre école de bonnes soeurs. On faisait beaucoup de conneries, comme rouler sur un toit à vélo. » Les vagabondages font parfois oublier la faucheuse, qui a emporté l’un des jeunes frères à l’âge de 18 mois. Le futur casse-cou prend sa première et terrible leçon de mélancolie génétique: ses chansons s’en souviendront.
La position du missionnaire
« C’était à la Noël 2009, je n’étais pas spécialement déprimé mais crevé par le rythme des dix années précédentes enchaînées sur trois albums et autant de tournées, sans compter le processus d’écriture et de production. D’autant que j’avais également tourné avec Mark Gardener (ex-Ride, ndlr) et participé à Saint André. Je devenais ronchon et en perdais l’enthousiasme: si je m’acharnais à faire vivre Jeronimo, j’allais virer de mauvaise humeur. Et je n’aime pas cela. » Dans son flat à l’étage d’une ancienne ferme restaurée de Fize, Jérôme explique la mort transitoire de son alter ego, Jeronimo, avec juste ce qu’il faut d’éléments divulgués pour en restituer les parfums enfouis. « D’autant qu’avant de sortir Un monde sans moi en 2002, j’avais fait dix ans de salles vides et de petits groupes inconnus. Cela faisait donc presque 20 ans de camionnettes chargées et déchargées. » D’où cette tension musculaire qui fait du quadra un physique noueux au grand coeur. « Lorsque le troisième album (Mélodies démolies en 2008, ndlr) a été achevé, je suis parti avec des pieds de plomb faire la tournée de Saint André. J’ai aussi défendu mollement mon propre disque, sans même avoir envie de tourner des clips, et puis là, le marché s’était véritablement effondré: j’avais dû vendre 10 000 exemplaires de chacun des deux premiers albums, et 1500 du suivant… » La conversation zappe sans cesse entre mémoires passées et envies présentes, comme si la vie était vraiment ce curieux puzzle à l’improbable résolution finale. Le kid Jérôme grandit donc au son du classic rock -Stones, Crosby, Stills & Nash, Beatles- sans pour autant qu’il y ait barrage intégriste à Véronique Sanson ou, « perle générationnelle », à l’infameux zizi de Pierre Perret. L’usage de la langue française y trouve une irréversible raison d’être: « Mon premier album, fait en 1999, complètement inédit, était en anglais. Et puis dans les six mois suivants, toutes les chansons sont sorties de moi en français. Je sais que cela contribue à la confusion entre « chanson » et « rock » parce que dès qu’on utilise la langue française, on est soupçonné de variette, mais justement, il y a là un challenge à relever. C’est tout mon travail que de composer des belles musiques avec des textes qui tiennent la route. Sur le disque précédent, je chantais déjà Ostende et là, j’y reviens, de même qu’à cet autre belgicisme qu’est Frank Vandenbroucke. Ma musique va devenir l’équivalent de la « country », évoquant le pays où je vis comme un vrai liant. Auparavant, j’essayais de corriger ma pointe d’accent liégeois, le fait de traîner sur certains phonèmes, peut-être parce qu’il fallait que ce soit écoutable en France. Là, je me suis laissé aller. » D’accord pour la géographie de la prose, mais comment le Jeronimo démissionnaire de 2009 est-il (re)devenu le missionnaire de 2013?
Femmes bénies
Fin 2011, Jérôme se paie une tranche d’Italie, en bordure du Lac de Garde. Destination d’autant plus récurrente que le jeune frère Mardaga y habite depuis des années. « Pendant deux semaines dans les petits restos, je me suis mis à noircir de paroles des nappes, des serviettes, des sets de table. J’ai fini par aller acheter une guitare pas chère chez un vieux monsieur: en rentrant chez moi, il m’a semblé que tout cela ferait bien un disque… » L’étape suivante se déroule donc à l’église, où Jérôme trimballe son fourbi, joue, chante et produit à lui seul la quasi-intégralité des titres. C’est l’été 2012 et la fraîcheur du lieu ravive la mémoire: « J’y retrouvais le terrain de jeu de l’enfance, l’endroit où mes parents s’étaient mariés, des choses qui résonnent très fort, au propre comme au figuré. » L’ironie naturelle des chansons en teste aussi la réalité, pour finaliser une sorte de fiction fantasmée, mais pas toujours. Une ancienne petite amie se suicide au Québec (vrai), une pop-star revisite sa façon de mourir (John Lennon s’est suicidé, faux), ou encore une ville arrogante est moins Lumière qu’elle ne le croit (Paris petite conne, vrai). Mais c’est la présence féminine qui s’évapore en premier lieu des sessions bénitiers. Un air de fanfare kusturicien draine la colère d’une fille (Elle s’en va tuer un homme) et puis il y a aussi cette autre femme prisonnière d’une cité ravagée par la peste (Princesse au regard couleurs ciel de Belgique, sic). Jérôme s’inspire de Dylan et davantage encore de sa condition d’éternel amoureux: « Mon prof de français me disait déjà que mes rédactions étaient romantiques: c’est un état incurable (sourire). D’ailleurs, il n’y a que cela dans ma discothèque: Cocteau Twins, Brian Eno, Le Mystère des Voix Bulgares. Ado, je me souviens de longues promenades avec mon walkman pour aller prendre le bus vers Liège, c’était terriblement romantique. » D’ici peu, le vrai Jérôme se remettra en couple dans un appartement voisin du sien. Sujet potentiel d’une prochaine chanson forcément amoureuse.
« ZINZIN »
On frôle le quatre étoiles pour cet album où la forme éclate volontiers les catégories, comme dans Irons-nous voir Ostende, prenant talking blues mélancolique de douze minutes. Les plus petits formats n’en sont pas moins corrosifs: pour un disque enregistré à l’ombre de Jésus, le péché gronde. Ainsi, ce désir naturel de filles à la hauteur d’envie boulimique de whiskies coca (Le vendredi aux Ecuries) ou cette jalousie inquisitrice envers l’absente (Ta nuit dans les bras de Berlin), le tout baigné d’une variété de climats entre pop et americana (belgicana?) qui donne un sentiment de grande liberté. Souvent évoquée. Ici, prestement accomplie.
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