Jean-Michel Jarre au Brussels Palace Open Air: «Je passe mon temps à piller tout ce que j’entends, comme l’IA»

Jean-Michel Jarre retrouvera Bruxelles, en donnant un grand concert place des Palais, ce 1er juillet.
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avant de fêter les 50 ans de son album Oxygène, Jean-Michel Jarre passera par Bruxelles, le 1er juillet, pour un grand concert dans le cadre du Brussels Palace Open Air. Rencontre avec un pionner des musiques électroniques, toujours pas rassasié.

Qu’est-ce qui fait courir Jean-Michel Jarre? A (bientôt) 77 ans, le pionnier de l’électronique français ne semble toujours pas près de ralentir la cadence. Présent lors de la cérémonie de clôture des J.O. de Paris, auteur de la B.O. de l’exposition Amazônia (200 photos de feu Sebastião Salgado, à voir jusqu’au 11 novembre, à Tour & Taxis, à Bruxelles), en pleine préparation des 50 ans de son album culte Oxygène, Jean-Michel Jarre donnera ce 1er juillet un grand concert sur la place des Palais. «J’ai toujours trouvé ce lieu très habité. Comme dirait ma femme (NDLR: l’actrice chinoise Gong Li), c’est un endroit feng shui. Il y a à la fois le côté respectable et historique du palais; le parc, beaucoup plus « bobo » d’une certaine manière; et puis, une atmosphère et une lumière que j’aime. Tout cela m’a donné envie de créer quelque chose de particulier

Connu pour ses shows XXL –un record de 3,5 millions de personnes lors de son concert à Moscou, en 1997–, Jean-Michel Jarre avait déjà joué en Belgique, au pied de l’Atomium, en 1993. Il revient dans un endroit tout aussi symbolique, mais plus «intimiste». Pour l’occasion, il incorporera au spectacle des éléments visuels générés par l’intelligence artificielle. Après le métavers, l’IA est en effet le dernier dada d’un musicien toujours sur la balle.

Qu’est-ce qui vous attire autant dans l’intelligence artificielle?

Ce que je trouve intéressant actuellement, ce sont ses imperfections. Dans 20 ans, on se rendra compte qu’on en est vraiment aujourd’hui qu’au début, à l’équivalent de l’âge d’or du cinéma muet. Même si tout s’accélère. Il y a un peu plus d’un an, je donnais un concert en réalité augmentée au château de Versailles. Je devais me contenter d’animer quatre secondes d’intelligence artificielle. Cela m’a rappelé les premiers échantillonneurs, comme le Fairlite, où l’on pouvait sampler 0,8 seconde en 8 bits. Aujourd’hui, on peut produire facilement cinq à dix minutes de vidéo sans problème, avec l’IA.

«L’IA est pour moi l’équivalent d’une muse contemporaine.»

Mais que pense le technophile que vous êtes, du fait, par exemple, que le progrès soit aujourd’hui incarné par les géants de la tech américains, les mêmes qui ont soutenu la réélection de Donald Trump?

Personnellement, je pense que rien ne change. Quand Gutenberg a inventé l’imprimerie, il a aussi provoqué un tremblement de terre. Les méthodes d’Henry Ford, comme Elon Musk aujourd’hui, ont également constitué un élément disruptif pour la société de l’époque. Il y a toujours eu cette peur d’un futur dystopique. C’est assez naturel. En tant qu’être humain, je pense même qu’on ne peut qu’avoir une vision sombre du futur, puisqu’on sait qu’à un moment donné, on n’en fera pas partie. Cette peur du progrès est presque physiologique, en quelque sorte. J’ai la chance d’en être plus ou moins préservé. Mais, plus qu’un geek qui aime fantasmer le futur, je suis surtout curieux du présent.

Vous dites souvent que la technologie est neutre. Les conséquences qu’ont pu avoir certaines d’entre elles ces dernières années –des interférences dans des élections aux manipulations des algorithmes sur les plateformes– n’a-t-il pas prouvé le contraire?

Je ne pense pas. En soi, la technologie n’est rien d’autre qu’un pinceau dans la main du peintre. C’est son exploitation qui peut être problématique. Par conséquent, il faut qu’on puisse avoir accès aux algorithmes, pour comprendre comment ils fonctionnent, et éventuellement se protéger de ses mauvaises utilisations. Mais pour moi, l’IA est l’équivalent d’une muse contemporaine. Ce que je veux dire, c’est qu’on est tous des voleurs. Je passe mon temps à piller tout ce que j’entends, tout ce que je regarde, tout ce que je lis. D’une certaine manière, je suis ma propre IA. La technologie de l’intelligence artificielle n’est qu’une extension de ma propre imagination. De sorte que je revendique totalement tout ce que je produis grâce à elle. Je dialogue jusqu’au moment où j’ai ce que je veux.

Vous êtes beaucoup plus critique sur la manière dont les services de streaming rémunèrent les artistes. Le danger de pillage n’est-il pourtant pas encore plus grand avec l’IA?

C’est pour cela que ce qu’on n’a pas réussi à faire avec les Gafa –c’est-à-dire être rétribué autrement qu’avec des miettes–, il faut le concrétiser avec l’IA. La création humaine est le fondement de l’intelligence artificielle générative. Sans notre création globale, les IA en seraient réduites à moissonner les mots du dictionnaire. Leur valorisation dépend de notre contenu. Dès lors, au bout d’un moment, il faudra parler de l’application du droit d’auteur. Plus forcément tel qu’il est conçu par des organes comme la Sacem (NDLR: l’équivalent françis de la Sabam) ou la SACD (NDLR: la société des auteurs et compositeurs). Pour la raison très simple que les algorithmes ne savent plus ce qu’ils sourcent. D’ailleurs, quand vous allez voir les gens d’Open AI, et que vous leur parlez de droits d’auteur, vous passez pour un alien. En revanche, ce qu’ils peuvent entendre, c’est qu’il va falloir partager le gâteau digital 3.0. Il faut que le monde de la création passe un accord global avec ces entités. Et que des règles soient fixées. En évitant, en Europe, de devenir seulement les spécialistes de la réglementation. On doit se demander comment créer notre propre écosystème de l’IA, dans la mesure où, aujourd’hui, quand on s’adresse à ChatGPT, les réponses données le sont en fonction d’une structure de pensée intellectuelle anglo-saxonne, américaine en particulier. Ce n’est pas une question d’investissement. C’est l’idée de «s’investir».   

«Le nouveau John Lennon ou la prochaine Billie Eilish n’ont rien à craindre de l’IA.»

Dans votre autobiographie, Mélancolique rodéo, parue en 2019, vous évoquez à plusieurs reprises le caractère sacré qu’a la musique pour vous. Où le placez-vous encore dans une création musicale où la machine prend de plus en plus de place? 

Même à l’ère numérique, nous sommes et restons des animaux analogiques. Avec toutes les approximations que ça comporte. N’oublions pas, par exemple, que  notre cerveau est constitué à 90% d’eau. Avant qu’une IA ne réussisse à prendre en compte ce que certains appellent la «mémoire de l’eau», il va se passer encore beaucoup de temps. Ce que je veux dire par là, c’est que je ne crois pas à un scénario dystopique à la Terminator. Je pense vraiment que les nouveaux Miles Davis ont de beaux jours devant eux. Bien sûr, l’IA pourra fabriquer des millions de titres pop standard, ou même proposer de faux morceaux des Beatles. Mais le nouveau John Lennon ou la prochaine Billie Eilish, en revanche, n’ont rien à craindre.

Il y a quelques années, vous avez lancé Eon, une application conçue comme «un album dont la durée serait sans limite fixe», en perpétuel mouvement, «conçue pour être absolument unique pour chaque auditeur». Vous qui avez attiré des foules immenses lors de vos concerts, l’un des intérêts de la musique n’est-il pas justement de rassembler?

Je suis d’abord très touché que vous m’en parliez, parce que c’est quelque chose qu’on a lancé juste avant le Covid, et que la pandémie a un peu étouffé. Or, c’est un projet très important dans ma vie artistique. L’idée était de concevoir un album infini qui demeure non seulement après ma disparition, mais également celle des auditeurs. Et qu’il soit également unique, spécifique à chacun. Je comprends votre remarque. Mais précisément, je trouvais que c’était intéressant de pouvoir s’adresser à chacun, et pas seulement à une abstraction qu’on pourrait appeler le public. Disons que le partage est différent. A partir d’un élément commun, chacun dispose de sa propre version, qui ne se répétera jamais. Comme le moment que nous sommes en train de partager.

Avez-vous facilement accès à une émotion comme la nostalgie?

J’ai mes madeleines de Proust, bien sûr. Avec le recul, je pense que ce qui guide mon travail, au fond, c’est une certaine approche impressionniste des choses. Ce qui différencie d’ailleurs la musique française de la musique allemande. C’est Debussy et Ravel d’un côté, Mahler ou Wagner de l’autre. Ou, si l’on se penche sur les musiques électroniques, Tangerine Dream et Kraftwerk, qui sont dans une sorte d’apologie de la mécanisation et de la machine, là où j’évolue dans une démarche délibérément plus… floue.

Kraftwerk qui jouera également sur la place des Palais, un mois et demi après vous…

C’est évidemment un groupe que j’aime énormément, que j’ai beaucoup écouté, même si on était chacun dans nos «couloirs». Je me rappelle que la première fois que j’ai entendu Autobahn, j’ai cru que c’était un groupe californien qui chantait en allemand, comme une sorte de Beach Boys électroniques (rires).

Vous avez participé à la cérémonie de clôture des J.O. de Paris. Qu’a représenté pour vous ce moment?

C’était évidemment un immense honneur que de pouvoir faire partie d’un tel événement dans mon pays. Mais aussi de participer à une cérémonie qui célébrait les musiques électroniques, en rappelant ses racines européennes. C’est quelque chose que l’on a encore tendance à oublier. Autant le rock, le blues, le jazz, etc. sont des musiques américaines qui ont conquis le monde, autant les racines des musiques électroniques actuelles sont européennes. C’était aussi important de raconter cette histoire-là.

Vous avez démarré votre set avec quelques notes des Mots bleus de Christophe, dont vous avez écrit les paroles.

Pour être honnête, l’idée est venue de Victor Le Masne, le directeur musical des JO. C’est un clin d’œil qui me touche évidemment beaucoup. Et puis, c’était aussi une façon de célébrer la variété française, qui, de mon point de vue, n’a pas été suffisamment présente dans toute cette histoire des Jeux. Aujourd’hui, avec un peu de recul, je peux me permettre ce commentaire. C’était comme s’il y avait eu une sorte de défiance envers la musique pop française. J’ai regretté que des gens comme Mylène Farmer ou Indochine ne soient pas là, par exemple. Après, je ne vais pas me plaindre. Mais c’est vrai qu’avoir eu l’occasion de glisser ne serait-ce qu’un soupçon de Christophe n’en était que plus touchant.

Jean-Michel Jarre, le 1er juillet au Brussels Palace Open Air, place des Palais.

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