Jack White nous reçoit chez lui, à Nashville
À la veille de la sortie de son 1er album solo, Blunderbuss, Jack White invite chez lui, à Nashville. Entre riffs saignants, buffle empaillé et plaque de dentiste… Bienvenue au cabinet de curiosités de l’increvable rock star.
JACK WHITE, BLUNDERBUSS, THIRD MAN RECORDS/XL RECORDINGS. EN CONCERT LE 29/06, À ROCK WERCHTER.
Par deux fois, le taxi passe outre. Au 623 7th Avenue South, Nashville, rien ne laisse deviner que derrière ce qui ressemble à une boîte à chaussures noire, plantée au beau milieu d’une banlieue industrielle, se trouve le quartier général de Third Man Records, le repaire du plus grand stakhanoviste du rock business, le grand « raconteur », mister White Stripes himself: Jack White III. Rien, excepté le logo sur l’enseigne: trois pions dessinés sur une mappemonde. On est invité à assister au lancement sur scène du premier album solo de White, Blunderbuss, et à souffler les trois bougies de Third Man Records.
Une fois à l’intérieur, on se croirait volontiers dans la pochette de De Stijl, le 2e album des White Stripes. Des murs monochromes, alternant avec des mosaïques rouges et blanches et des grands portraits noirs et blancs de diva hollywoodiennes disparues. Le salon, avec ses sièges et un fauteuil magnifiquement restauré, est séparé du reste par ce qui doit être une sorte d’okapi. Juste à côté, un tourne-disque: un véritable mastodonte de métal, dont le bras de lecture est aussi gros que le nôtre. Une rapide inspection du bac de disques montre que Kurt Vile & The Violators, Bob Dylan, The Everly Brothers et Sharon Jones & The Dap-Kings sont les chouchous du moment. A côté du monstre à vinyles, une porte sur laquelle on peut lire l’inscription « John R. White III Esq., Family Dentistry ». Elle est fermée à clé. Ce soir, on ne remplacera aucun plombage…
Planté en dessous d’une sinistre tête de buffle, le fameux gâteau d’anniversaire. Une tour de crème fraîche haute de trois étages. Sur le buffet: des sucres d’orge, des M&M’s artisanaux, des biscuits-craquelins enrobés de chocolat, des bonbons, des brownies et des sucettes -le tout décliné dans les couleurs maison, jaune et noir. Les White Stripes ont beau être morts et enterrés, la fantaisie enfantine avec laquelle White a conçu leur image est toujours bien vivante. Chaque invité a été invité à laisser au vestiaire ses téléphones portables, appareils photos et carnets de notes. « What happens in Third Man Records, stays in Third Man Records… »
The Blue Room est le jardin privé de Jack White, salle de concert jouxtant les studios d’enregistrement. Dans un coin, le clou de sa collection: une gigantesque tête d’éléphant africain. La scène est occupée par le sextet de filles qui avait déjà accompagné White lors de son passage au Saturday Night Live, une semaine plus tôt. A l’avant, étincelant comme un paon dans son costume western bleu, White met directement le feu aux poudres avec Dead Leaves and the Dirty Ground.
Ce qui suit n’est pas seulement un showcase autour de Blunderbuss, mais aussi une sélection de titres repiqués dans les catalogues des White Stripes, des Raconteurs et The Dead Weather, White filant en coulisses à mi-parcours pour revenir dans un nouveau costume –« back in black! »-, désormais accompagné d’un band entièrement masculin. Jamais auparavant on n’avait vu le bonhomme prendre autant de plaisir sur scène, bavard et rieur. En toute fin, il tire sa révérence en solo, avec une version inspirée de Goodnight Irene, de la légende folk Leadbelly: « Goodnight Irene, I see you in my dreams. » La nuit ne fait pourtant que commencer…
Chiffre magique
Cigarettes and alcohol. Les excès rock’n’roll s’arrêteront là, l’ambiance est civile et familiale. Nous sommes bien dans la Bible Belt… Quand, quelques heures plus tard, on est gentiment raccompagné vers la sortie avec les derniers fêtards, on repart avec une petite surprise de la part de Third Man Records: l’ensemble des singles sortis par le label -56 titres au total- pressés sur un seul disque. Le hic: le seul appareil capable de lire correctement l’objet est un improbable trois tours -pas un 33, ni un 45, mais bien un trois tours. Un chiffre magique pour boucler une soirée qui l’est tout autant.
« I can’t live without it », explique le lendemain après-midi un Jack White reposé et détendu, analysant sa fascination pour le chiffre. « Cela a commencé ado, quand j’ai eu mon premier job comme restaurateur de meubles. Alors que j’étais occupé à fixer un bout de cuir avec trois agrafes, cela m’a frappé: trois éléments -droite, gauche et milieu-, c’est le minimum dont vous ayez besoin pour faire tenir quelque chose en place. C’est devenu une obsession. Tout ce que j’ai fait depuis tourne de près ou de loin autour du chiffre trois. C’est ma manière, bizarre, imparfaite, de se rapprocher à chaque fois de la perfection. »
Peut-on dire que Blunderbuss est l’album de votre discographie qui sonne le plus traditionnel?
Le disque aurait en tout cas sonné tout à fait différemment sans tout le travail de production que j’ai pu effectuer ces dernières années. The Party Ain’t Over en particulier, le disque que j’ai réalisé avec Wanda Jackson (mamy rockabilly de 74 ans, ndlr), a été une grande influence. Tout à coup je me suis retrouvé en studio avec un groupe de douze mecs, à diriger et orchestrer. C’est seulement en cours de route que je me suis rendu compte que je n’avais jamais fait ça auparavant (rires). C’était une manière tout à fait différente de travailler pour moi. Je pouvais confier une certaine tâche à un clarinettiste ou un pianiste et ensuite créer quelque chose qui allait dans l’autre sens, ce qui amène une dynamique à part. J’ai à nouveau appliqué cette méthode pour Blunderbuss. C’est pour ça que je suis si bien ici à Nashville: nulle part au monde, on ne trouve un aussi grand vivier de talents. C’est un luxe invraisemblable.
Ce qui doit amener des choix compliqués: vous jouez actuellement sur scène avec deux groupes différents.
En travaillant comme ça, je maintiens tout le monde éveillé, moi-même, les musiciens et le public. Pour chaque concert, je détermine seulement le matin, au petit-déjeuner, le groupe qui montera sur scène, les filles ou les garçons. Quant aux morceaux que nous jouerons, personne n’est au courant: comme avec les White Stripes, il n’y a pas de setlist déterminée à l’avance. Chaque tension, le moindre influx nerveux est directement balancé dans la salle. Le public sent qu’il n’y a pas de filet, il apprécie aussi ce risque. Moi-même je suis à chaque fois déçu quand je vois un groupe se contenter de dérouler une setlist. Je comprends les artistes qui doivent tenir compte d’images vidéo ou de programmations électroniques. Mais malgré ça, je pense que vous êtes quand même obligé d’apporter au public quelque chose qui se déroule au moment même.
C’était frappant hier soir: vous jouez toujours avec autant d’enthousiasme votre tube Seven Nation Army. Ce n’est donc pas un fardeau à porter comme l’est Creep pour Radiohead?
Pourquoi le serait-ce? Je trouve génial l’impact qu’a pu avoir Seven Nation Army. Quand le public s’approprie une chanson, elle devient une partie de la tradition populaire. Elle ne vous appartient plus. Quand nous la jouons aujourd’hui sur scène, c’est un peu comme faire une reprise -un vieil air traditionnel, écrit par quelqu’un d’autre.
L’une des questions qui revenait le plus pendant la fête était: « Où est Meg? » Elle n’était pas invitée?
Honnêtement je n’ai aucune idée d’où se trouve Meg. Même ma mère se demande où elle peut bien traîner! Meg a toujours été en retrait et n’a jamais été la personne la plus communicative au monde. Elle vit probablement encore toujours à Detroit, ce qui ne facilite pas les choses.
Costume bleu, fond bleu pour le clip de Love Interruption, pochette bleue pour Blunderbuss. Après le rouge et blanc des White Stripes et le noir de The Dead Weather, vous voilà plongé dans une période bleue à la Picasso?
(Rire) En voilà une bonne! Non, je n’ai jamais été fan de Picasso. Le bleu est juste une métaphore évidente pour le blues, qui reste la base de tout ce que je fais.
Le blues est souvent une affaire de puristes, surtout en Amérique. Pourtant, vous n’avez jamais caché votre amour pour le R’n’B britannique.
En Angleterre, ils ont sauvé le blues. Ils ont embrassé cette musique et l’ont revendue en Amérique, ce qui a prolongé son existence d’une décennie entière. Grâce aux Britanniques, Jimi Hendrix a percé et a pu finalement trouver la reconnaissance dans son propre pays. On peut juste se mettre à genoux et remercier éternellement ces soi-disant copies britanniques. Je ne pourrai par exemple jamais faire confiance à quelqu’un qui trouve Led Zeppelin mauvais. (Rires)
Dans le passé, vous avez pu vous montrer particulièrement remonté contre le tout Internet. Quelle est votre relation actuellement?
Nous sommes des amants distants. Avec Third Man Records nous vendons nos albums dans tous les formats, du vinyle de qualité au téléchargement via iTunes. « Whatever people want, it’s fine with me. » Nous avons une page Facebook, un compte Twitter « and all that jazz ». Nous sommes en contact avec le monde digital, mais l’essentiel de notre énergie est tout de même investie dans des projets concrets, comme le Rolling Record Store, un magasin mobile qui nous permet de rentrer en contact directement avec les gens. Je demande aussi de plus en plus souvent au public de ne pas regarder notre performance avec un gadget à la main. Vous ne pouvez pas l’interdire, mais je préfère quand même que les gens vivent le romantique du réel plutôt que sa version digitale…
Dans le documentaire It Might Get Loud, vous comparez le jeu de guitare à une lutte. Est-ce une bataille que vous pensez pouvoir un jour gagner?
Cela doit être un combat! Hier encore le câble de ma guitare s’est détaché et j’ai cassé une corde, tout cela pendant le premier morceau (Rires). Je prends mon pied quand des moments pareils surgissent! Ce serait évidemment plus facile d’engager un roadie qui me filerait entre chaque morceau la bonne guitare parfaitement accordée. Mais je ne veux pas être ce genre de musicien. Ce n’est pas ça qui va vous rendre meilleur, au contraire.
Dernière question: si vous deviez choisir, êtes-vous plutôt -comme dans la chanson des Kinks- un lover ou un fighter?
Je suis obligé de prendre la seconde option -if I would say a lover, my friends would call me a liar.
Sur le chemin de la sortie, on retombe sur la porte du soi-disant dentiste. On réussit encore vite à glisser: « Qu’est-ce que cela signifie en réalité? » « Oh, ça? Mon clin d’oeil personnel à l’industrie du disque. Vous pouvez vraiment vous y casser les dents. »
Jonas Boel, à Nashville. Traduction Laurent Hoebrechts
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