Isha, premier album: « Je pense que je m’étais mis un peu trop de pression »
Après le succès de sa trilogie LVA, Isha sort enfin son premier album « officiel ». Intitulé Labrador bleu, il dépeint les vices et vertus de la rue. Life (and death) in the ghetto…
Bruxelles, fin mars. Isha déboule du coin de la rue. On le repère de loin: sa dégaine le trahit. « Je fais pas exprès de marcher comme un boss/Je fais pas exprès de marcher comme un ‘youvoi’« , explique-t-il dans l’un de ses nouveaux morceaux. Appelez-ça le charisme. Le mot est devenu bateau? Certes. Mais comment décrire autrement cette sorte d’aura que dégage le rappeur? Avec ceci, qu’elle irradie plus qu’elle n’écrase…
Ce jour-là, Isha a les sourcils froncés, l’esprit absorbé. Pour cause, un agenda qui s’est densifié alors que se rapproche la sortie de Labrador bleu, son premier album « officiel ». Pour en parler, il a donné rendez-vous devant les locaux de Papa Shango. Fondé avec son manager Stan, le label est aussi désormais un studio. « Un espace ouvert et visible« de la rue, « pour sortir de notre habitude de tout faire dans la discrétion puisque marginalisés pendant de nombreuses années« . Le souvenir des premières galères est encore vivace…
À l’époque, au milieu des années 2000, Isha se fait encore appeler Psmaker. Le rap made in Bruxelles a du mal à rassembler au-delà des initiés. Loin de la future hype, la ville n’est pas encore le « Toronto du rap francophone », à peine un satellite de la scène hexagonale… De guerre lasse, Psmaker va d’ailleurs finir par disparaître de la circulation. Quand il revient, le streaming a tout changé. Reprenant son prénom, Isha sort La vie augmente en 2017. Ce premier volume d’une trilogie va lui permettre d’embarquer dans le train d’une scène belge qui a désormais le vent en poupe. Les deux autres épisodes suivent en 2018 et 2020. Et avec eux un succès de plus en plus important. Isha finit même par signer en France -il bénéficie aujourd’hui du soutien de la major Warner. Surtout, sa « poésie des grands boulevards » lui permet d’élargir significativement sa fan base, tout en suscitant l’admiration de ses pairs. De plus en plus souvent, il est même cité en exemple par des rappeurs de la nouvelle génération, lassés des zumbas de camping. Avec Isha, c’est en effet « la sère-mi qui part en balade« , écriture street, crue et tourmentée. Authentique au point de se retrouver citée sur les panneaux des manifs…
Restait donc à passer l’étape du premier « véritable » album. Avec les interrogations d’usage. Quelle histoire raconter? Comment toucher le plus grand nombre sans se trahir? Pour en discuter, Isha s’est retranché sur une terrasse, à mi-chemin des Halles Saint-Géry. Il fut un temps où le quartier, réputé mal famé, baignait dans son jus. Depuis, il s’est largement gentrifié. Comme le rap aujourd’hui? Forcément, Isha se pose la question. À deux minutes à peine de l’agitation touristique des Halles, son QG de Papa Shango est planqué au fond d’une petite rue pavée. Tout un symbole…
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Même si tu es là depuis longtemps, un premier album est toujours un moment important. Comment l’as-tu abordé?
J’ai mis du temps à trouver le fil rouge. Je pense que je m’étais mis un peu trop de pression. J’avais sacralisé le processus. Au point de finir par jeter la moitié des morceaux que j’avais déjà faits, et de publier les autres sur un EP (Faites pas chier, j’prépare un album, paru l’an dernier, NDLR). J’avais besoin de prendre un peu de recul.
Comment ça?
J’avais besoin de changer de méthode. Jusqu’ici, j’avais l’habitude d’entrer en studio avec les textes quasi finis. Mais cette fois, ça ne fonctionnait pas. Au bout d’un moment, j’ai laissé tomber et j’ai commencé à écrire directement en studio. Vous voyez ça beaucoup chez les jeunes rappeurs, américains notamment. Ils vont en cabine et pondent leurs paroles en direct. J’ai voulu essayer et ça a directement marché… À un moment, vous ne pouvez plus tergiverser. Bien sûr, le doute fait partie du job. Mais il ne faut pas non plus qu’il devienne paralysant. Je ne veux plus passer des nuits blanches à trouver le bon mot. C’est un peu comme les Brésiliens au foot: ils ont souvent la réputation de faire la fête avant les matchs. On les encourage même à aller boire un coup avant les rencontres importantes. Je suis un peu là-dedans maintenant (rires).
La trilogie LVA était une promesse, une éclaircie dans une vie cabossée. À la première écoute, Labrador bleu balaie cet espoir. Que s’est-il passé? La vie n' »augmente » donc plus?
Si, si, elle continue d’augmenter. Mais plus seulement en termes de niveau de vie. Elle s’intensifie également en termes spirituels ou dans le regard que vous pouvez porter sur le monde. Vous gagnez en clarté. Votre vision des choses se précise. Concrètement, je crois que je suis mieux aujourd’hui dans ma vie qu’il y a deux ans, par exemple. Mais je ne peux pas faire semblant non plus que tout va bien par ailleurs. Je suis comme tout le monde, j’observe, j’interprète. Et ce que je vois est assez dark. Chez les producteurs, c’est la même chose! Tous ceux que je fréquente, ils sont énervés! Allez leur demander une composition un peu solaire… Ou même un morceau « neutre », un truc à la Window Shopper de 50 Cent, un peu « manège », mais qui n’est ni trop « fâché », ni trop « joyeux ». Impossible…
Est-ce que ce parti pris, plus sombre, est aussi une manière de prendre ses distances avec un rap qui se serait perdu dans le mainstream?
C’est vrai que, quand je suis revenu dans le circuit, beaucoup de monde me disait: « Isha, ils sont en train de changer le truc« . J’étais très naïf, je ne le voyais pas. Par la suite, j’ai mieux compris. Je constate en effet qu’on a perdu une certaine liberté, une folie artistique. Certaines choses ne passent plus. J’en discutais l’autre jour avec des potes: ce n’est pas normal par exemple que le playlistage des plateformes soit décidé par une seule personne. Et quand vous regardez son CV, vous vous rendez compte qu’il n’a rien à voir avec cette musique. On nous a toujours dit que le streaming ouvrait davantage le jeu que les radios. Mais au final, là aussi, il existe des Laurent Bouneau (du nom du patron de Skyrock, NDLR) qui gèrent les tuyaux. Pour LVA3 par exemple, ils ne m’ont pas trop suivi. Je l’ai directement senti. Maintenant je préfère m’affranchir de ce jeu-là et avoir les chiffres réels, plutôt que de faire la danse du ventre pour rentrer dans telle ou telle sélection.
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Dans le morceau Modou, tu dis: « J’ai failli perdre mon âme à jouer un personnage »…
Quand je dis que j’y vois plus clair, c’est aussi par rapport au business du rap. J’ai compris que, en grande partie, c’est juste de l’entertainment et que les gens qui bossent dans cette industrie ne sont pas forcément tes amis. Je sais que j’ai besoin de sincérité et d’avoir des liens forts. Or, dans ce business, les relations sont souvent très superficielles. Ce n’est pas plus grave que ça: on ne doit pas forcément être potes pour bosser ensemble. Mais on consacre tellement de temps à ça que, parfois, ça crée un déséquilibre. Quand tu as l’impression que tu avances d’un côté, professionnellement, mais que tu stagnes de l’autre, dans ta vie privée, ça peut devenir ennuyeux.
Ces dernières années, ton nom s’est retrouvé de plus en plus cité comme influence pour une série de jeunes rappeurs…
C’est évidemment une fierté. Après, ça ne balaie pas tous les doutes ou le sentiment d’imposture. C’est normal. Quand vous recevez autant d’amour, vous vous demandez forcément si vous le méritez.
C’est si difficile à accepter?
Oui, parce que je ne veux pas être un exemple. Je n’en suis pas un.
Même artistique?
Éventuellement. Mais malheureusement, la plupart du temps, les retours que je reçois sont surtout liés à ma personnalité, plus qu’à ma manière de poser ou de trouver des jeux de mots incroyables. Je me rappelle d’un tweet de la philosophe Benjamine Weill, qui disait que « les gosses devraient davantage prendre exemple sur Isha et Limsa » (Limsa d’Aulnay, rappeur parisien proche d’Isha, présent d’ailleurs sur le titre Modou, NDLR). On s’est appelés avec Limsa, et on lui a demandé de retirer son tweet. Franchement, on n’est pas des modèles. On a un parcours, un vécu, une histoire. Qui, c’est vrai, peuvent aussi être la preuve qu’on peut changer d’état d’esprit, et que l’on peut sortir de ce mental de rue, qui vous pousse à croire que vous n’êtes bon à rien. Mais de là à être un exemple, je ne pense pas. Aujourd’hui, j’ai 36 ans, et je peux dire que j’ai fait n’importe quoi la moitié de ma vie…
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Le média StreetPress t’a consacré un mini-documentaire qui revient notamment sur cette période difficile, marquée par la violence de rue, mais aussi l’alcoolisme. À un moment, tu quittes Bruxelles pour la banlieue parisienne. En quoi ton passage à Sarcelles a été déterminant dans ton parcours?
En Belgique, je ne trouvais pas de travail: je ne parlais pas néerlandais, je n’avais pas de diplômes, etc. Donc je suis parti en France, j’ai beaucoup de famille là-bas. Mais le ghetto français est vraiment particulier. Ce n’est pas Molenbeek, ce n’est pas Schaerbeek. Les gens sont vraiment laissés à l’abandon. J’ai fini par trouver un boulot. Mais c’est aussi là que j’ai vraiment appris à boire. J’ai fini par me noyer dans l’alcool. Et puis, à un moment, je me suis réveillé. Je suis rentré à Bruxelles. Après quelques années, j’ai réussi à m’en sortir. J’ai aussi travaillé au Samu social et ça m’a remis à l’endroit. Le combo Sarcelles/Samu, ce sont un peu deux claques que tu prends, qui te réveillent. ça m’a sauvé.
Dans le morceau Labrador bleu, tu dis: « Jamais j’aurais cru que j’allais dépasser 30 ans »… Quand on a vécu dans cette optique, comment aborde-t-on le futur?
À vrai dire, je commence seulement à y penser. Ce n’était pas une psychose que d’imaginer que je n’allais pas vivre vieux, c’était réel. J’ai connu trop de gens qui sont partis comme ça, des mecs qui se sont éteints à cause de l’alcool, etc. Donc aujourd’hui, je suis reconnaissant. Et j’ai envie d’en profiter davantage, de prendre le temps de voyager avec mon fils, ma copine, etc. Mais ce n’est pas toujours simple. Dans mon téléphone, j’ai un tas de messages WhatsApp professionnels auxquels je dois encore répondre. Comme c’est notre passion, on ne se rend pas compte qu’on donne tout. Mais à un moment donné, il faut stopper un peu. Le rap m’a aussi ouvert à d’autres choses. Récemment, j’ai tourné une série, Fils de, qui passera sur la RTBF. Je viens aussi de passer un casting pour un projet Canal+. On était 60 au départ, je fais partie des trois derniers. Je me dis qu’il faut peut-être aller voir ailleurs, en dehors du rap… Franchement, qui sait, dans six ou sept ans, je pourrais aussi ouvrir une ferme en Afrique… J’ai besoin d’être stimulé. Je sais que c’est le discours classique des artistes: ils obtiennent la reconnaissance, ils sont bien, puis ils crachent dans la soupe. Mais c’est réel! La musique, le rap, c’est un microcosme, une bulle. Ce n’est pas la vraie vie.
Distribué par Papa Shango/Warner. ****
Paradoxalement, l’écriture d’Isha tire sa flamboyance de son économie de moyens. Une simple phrase, un détail croqué en deux mots, et une scène entière se déplie. C’est un don précieux que de réussir à nommer si bien les choses. C’est d’ailleurs comme cela que démarre -quel prénom pour l’enfant qui vient de naître?- et s’achève Labrador bleu -la couleur d’un granit choisi pour la pierre tombale du défunt… Pour son premier album « officiel », le rappeur bruxellois a ainsi décidé d’inscrire ses morceaux dans un parcours de vie. Une trajectoire, qu’il raccroche en outre aux quatre éléments, évoqués par des bruitages -le vent pour le souffle de vie, le feu du péché, l’eau de la rédemption, et la terre à laquelle chacun est appelé à retourner.
Voilà pour le cadre quasi shakespearien de Labrador bleu. Une fois posé, il permet à Isha de balancer sa poésie de zonard. À fleur de bitume, elle est particulièrement sombre, voire désenchantée. La vie augmente? Vraiment? Dans la ville du « Tueur de dragons », on a plutôt l’impression que, plus que jamais, la mort rôde partout. Limitant les invitations aux proches (Limsa, Caballero & JeanJass, OG Gold), Isha raconte la rue et ses vices (À plat ventre), ses trahisons et ses règlements de compte (Étage). Ici, la sonnerie de récréation est prolongée par celle de la prison, et les rares « mots doux » riment avec les modous, terme désignant les vendeurs de crack dans le métro parisien. Dans l’un des morceaux les plus apaisés (intitulé… Balle dans la tête), Isha rappe: « Je rêve d’une clé qui ouvre toutes les portes/Et d’une épée qui coupe toutes les cordes. » L’espoir malgré tout…
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