Pourquoi le rap français est touché par la nostalgie des années 90

Les membres du ministère A.M.E.R., les rappeurs Stomy Bugsy, Passi et DJ Ghetch. © Bernard Demoulin
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Tournée anniversaire pour le Ministère A.M.E.R., reformation du Saïan Supa Crew ou de la Fonky Family, La Haine en comédie musicale, etc. Plus que jamais, le rap français cultive sa nostalgie de l’âge d’or des années 90. Mais pas seulement. Décryptage.

L’année? 1994. Le groupe? Le Ministère A.M.E.R. Le collectif est en studio, pressé de donner une suite à Pourquoi tant de haine?, premier album dont le morceau Brigitte, femme de flic a réussi à fâcher le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua. Sont notamment présents le grand stratège Kenzy, l’artificier DJ Ghetch, et puis les deux rappeurs maison. Passi et Stomy Bugsy fignolent les dernières rimes de ce qui deviendra 95200. Album emblématique du rap français, il ouvrira la voie à une veine hip-hop plus crue et « street ». Pas sûr cependant qu’ils en aient conscience au moment même. Surtout pas Stomy Bugsy, jeune père solo qui arrive alors aux sessions d’enregistrement avec son gamin, âgé d’à peine 1 an.

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Trois décennies plus tard, le fiston a grandi. Passi: « C’est moi le parrain. Donc avec Stomy, on se voit au minimum à son anniversaire. C’est d’ailleurs lors de sa dernière fête d’annif’, pour ses 31 ans, qu’on a commencé à parler d’une nouvelle tournée! » Car, oui, le Ministère A.M.E.R. remonte bel et bien sur scène. Avec notamment une Cigale programmée à Paris, et, à Bruxelles, un passage par La Madeleine, le 9 octobre. L’occasion de revoir et réentendre, 30 ans plus tard, un disque qui a marqué son époque, tranchant avec ce qu’avaient pu proposer jusque-là les premiers succès du rap FR -comme NTM, IAM ou encore MC Solaar (qui sort cette même année 1994 son classique Prose combat). À rebours de la posture revendicative des premiers et de l’accessibilité quasi pop du dernier, le Ministère A.M.E.R. y joue les sales gosses, ne respectant rien, ni personne, entre charges politiques virulentes et traits d’humour vicelards -« Il y a beaucoup de second, voire de troisième degré », insiste Stomy. Passi continue: « Le titre est évidemment une référence au code postal de Sarcelles. Mais aussi une allusion à la série Beverly Hills 90210. Sauf qu’au lieu de montrer la vie des jeunes riches oisifs de Los Angeles, on racontait la vie des jeunes Blacks qui galèrent en banlieue. »

Grinçant, lorgnant vers la Côte Ouest et le gangsta rap de N.W.A, le Ministère A.M.E.R. décrit la vie des jeunes de cités, avec tout ce qu’elle peut avoir de désenchanté. « Les lascars parlent aux lascars« , annonce le groupe, qui ne se fait plus d’illusion sur un pays de plus en plus gangrené par la xénophobie et les idées d’extrême droite. Rencontré à quelques jours des dernières élections européennes, Passi se souvient du climat de l’époque: « On voyait des organisations comme SOS Racisme se faire récupérer en permanence. Tout ce qu’ils arrivaient à obtenir, c’était une MJC ici ou là. Mais pour le reste, ils étaient manipulés par les politiques qui cherchaient à se donner bonne conscience. Pendant ce temps-là, le Front National gagnait toujours plus de terrain. D’ailleurs, 30 ans plus tard, SOS Racisme n’a quasi plus aucun poids. Tandis que le RN… »

Âge d’or

En 1995, à Marseille, des colleurs d’affiche du FN abattent un jeune d’origine comorienne. Quelques jours plus tard, un concert est organisé en son hommage. Ce soir-là, un groupe, en particulier, se fait remarquer: la Fonky Family. Comme le Ministère A.M.E.R., ils vont marquer l’Histoire du rap français, avec leur rap bouillant et hargneux. Et comme le Ministère A.M.E.R., ils ont décidé de… se reformer cette année.

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Un retour bienvenu alors que le Rassemblement National semble plus que jamais se poser comme arbitre du jeu politique français, jugeront certains. Le come-back de ces deux groupes a toutefois moins à voir avec l’urgence politique du moment qu’avec une rétromania qui contamine toujours plus le rap. Autre exemple: le 22 novembre, toujours à la Madeleine, à Bruxelles, ce sera le Saïan Supa Crew, tête d’affiche de la scène française du début des années 2000, qui remontera également sur scène. Et cela près de 20 ans après leur dernier album.

Saïan Supa Crew © DR

Ces reformations ne se font toutefois pas toujours sans heurts. Atteint de la maladie de Charcot, Pone a exprimé sa surprise de ne pas avoir été contacté par ses anciens camarades de la Fonky Family. Et s’est expressément désolidarisé de la tournée de reformation, en annonçant son départ du groupe. Du côté du Saïan Supa Crew, Sir Samuel, Specta, Sly Johnson et Vicelow seront bien de la partie. Mais manqueront à l’appel Leeroy et Féfé, visiblement toujours en froid avec les quatre autres membres du collectif (remis notamment au goût du jour par la citation de leur tube Angela par Hatik).

En ce sens, ce n’est pas un hasard si tous ces groupes refont surface sur scène. Passé la tournée de reformation, il n’est en effet quasi jamais question de relancer leur discographie. Un concert-événement, une tournée, et c’est à peu près tout ce qui est promis aux fans. Drôle de retournement de situation: né à un moment où les circuits live faisaient peu de cas du rap, mais où les ventes physiques d’albums pouvaient s’avérer importantes, ces formations issues de ce qui est souvent désigné comme le premier âge d’or du rap se relancent aujourd’hui quasi uniquement grâce aux concerts…

Retour sur scène

Ce n’est sans doute pas tout à fait un accident non plus si ces groupes remontent à la surface aujourd’hui. Certes, il y a des anniversaires à fêter. Mais il y a sans doute aussi un appel d’air favorable. Boostée par l’arrivée du streaming, la scène rap française a enchaîné les coups d’éclat entre 2015 et 2020. Depuis quelque temps cependant, elle a plus de mal à se renouveler et à proposer des albums-événements susceptibles de devenir de vraies références. De quoi pousser les auditeurs de rap à se repencher sur les classiques plus anciens, et explorer des périodes qui n’ont pas bénéficié de la même exposition. Ou même à revenir à certaines formes plus « roots » du rap: quand Youssef Swatt’s remporte Nouvelle École, c’est aussi ce retour aux sources qui est célébré…

Cela étant dit, la vague de nostalgie ne touche pas que les fameuses années 90-2000. Il y a quelques semaines, Damso publiait par exemple sur les plateformes de streaming ses tout premiers morceaux -notamment ceux de sa mixtape Salle d’attente- jusqu’ici uniquement disponibles « par la bande ». La démarche reste cependant assez unique dans l’univers du rap francophone. Quand Kaaris décide ainsi de fêter les dix ans de son album Or noir, disque pionnier de la trap à la française, pas question de réédition plantureuse, bourrée d’inédits. C’est encore et toujours sur scène que cela se passe, avec une tournée qui est notamment passée par Les Ardentes (en 2023) et Dour (cet été). Même principe pour Gradur. Le rappeur de Roubaix n’a plus sorti d’album depuis 2019. Mais cela ne l’a pas empêché de mettre sur pied une série de concerts autour de sa série de freestyle Sheguey, lancée en 2014.

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La Fouine, lui, a d’abord tâté le terrain avant de se lancer. Invité à la cérémonie des Flammes, au printemps dernier, il a déclenché l’hystérie, en proposant un medley de ses plus grands tubes. Résultat: des chiffres de streaming qui auraient bondi de quelque 152 %. Et l’annonce, quelques jours plus tard, d’un concert-événement à Bercy, en avril 2025…

Un patrimoine commun

La rétromania ne touche évidemment pas que le rap. Mais elle le mobilise différemment. Contrairement à d’autres -comme le rock ou la pop-, le genre semble céder d’autant plus à la nostalgie qu’il a longtemps été mal considéré et peu documenté. Stomy Bugsy se rappelle: « On vient quand même d’une époque où on devait attendre la toute fin de soirée, quand les lumières se rallumaient quasi, pour que le DJ passe le disque de Run-DMC, qu’on avait souvent amené nous-mêmes. Aujourd’hui, les mecs se trimballent en jogging et casquettes Louis Vuitton à 500 balles. » Passi: « Même nos potes qui pillaient la Fnac ou volaient des mobylettes se demandaient ce qu’on foutait. »

Si nostalgie il y a, elle n’est donc pas seulement là pour agiter les souvenirs. Mais aussi pour les faire remonter. Il s’agit de pouvoir enfin célébrer les victoires que l’on n’a souvent pas pu fêter au moment même -ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la tournée du Saïan Supa Crew s’intitule Celebration. Désormais roi, le genre peut donc enfin se retourner sur son passé, et déterrer les histoires qui sont souvent restées en marge des médias traditionnels. Passi encore: « Parce que le rap a longtemps eu mauvaise réputation, personne ne prenait le temps d’expliquer cette culture. Il était vu comme une musique de « sauvages », et les médias lui consacraient peu de reportages. Ou alors toujours un peu les mêmes. Du coup, il y a tout un héritage qui n’a pas vraiment été transmis. »

C’est sans doute aussi l’une des raisons du carton que réalise pour l’instant le documentaire consacré à DJ Mehdi, disponible sur Arte.tv. Tout à coup remontent à la surface des récits et des images, parfois connus mais peu diffusés. Un patrimoine commun qui trouve enfin une visibilité.

La Haine, façon Broadway?

© Hélène Pambrun

Sorti en 1995, La Haine de Mathieu Kassovitz n’est pas seulement devenu un classique du cinéma français. Le long métrage passe également pour le premier vrai film hip-hop français -ne serait-ce que pour la fameuse scène dans laquelle DJ Cut Killer mixe à la fenêtre de son appartement, la sono dirigée vers la cour de son immeuble.

Culte, le film va être prochainement adapté en… comédie musicale. La première de La Haine -Jusqu’ici rien n’a changé aura lieu ce 10 octobre, à la Seine musicale, à Paris (avant d’arriver normalement en Belgique au printemps prochain). Aux manettes du projet, on retrouve… Mathieu Kassovitz himself. Le réalisateur annonce ainsi un « show mêlant danse, cinéma, rap, théâtre et spectacle vivant« . Le tout découpé en quatorze tableaux inspirés du film, « diffusés sur un système de projections, couplés avec les décors et surtout avec la performance des comédiens sur scène ». On savait depuis West Side Story que la street était soluble dans la comédie musicale. Mais le hip-hop? Réponse dès la semaine prochaine…

C’est arrivé près de chez vous

En Belgique aussi, la rétromania contamine le rap. Après une première exposition en 2017, et avant de concrétiser le projet d’une rétrospective de plus grande ampleur, le collectif/association Melodiggerz propose actuellement une immersion dans la mémoire du hip-hop belge. Prévue jusqu’au 20 décembre, l’installation intitulée Belgian Hip Hop Legacy a ouvert dans les bâtiments du label Pias, à Bruxelles. L’idée est simple: remonter le fil du mouvement en Belgique à travers une soixantaine de vinyles marquants, de 1990 à 2020 (mais aussi des coupures de journaux, des street magazines de l’époque, ou des anciens flyers). Le tout, découpé en six périodes, de « l’émergence » à la grande « segmentation », de la première compilation BRC jusqu’aux sorties de Scylla, Caballero & JeanJass, etc.

Cerise sur le gâteau: le visiteur peut télécharger une application qui lui permettra de scanner chaque vinyle et accéder ainsi à la musique. Lors de son ouverture, pendant les Heritage Days, l’expo a affiché complet. Preuve à nouveau que le sujet intéresse. À la tête du projet, on retrouve Sonny Mariano, passionné de rap qui s’est mis en tête de documenter et archiver une culture qui, davantage encore qu’en France, est longtemps passée sous les radars, se professionnalisant sur le tard.


Starflam
© DR

Une récente anecdote l’illustre bien: ce n’est que l’été dernier que Starflam a pu mettre la main sur le disque de platine, certifié pour l’album Survivant. Vingt-trois ans après les faits… Au sein de groupe, on retrouvait notamment Akro, alias Thomas Duprel, aujourd’hui patron de Tarmac, le média urbain de la RTBF. Le même Akro qui annonce aujourd’hui l’arrivée imminente de Timeline, une belge histoire du rap. Résultat de trois ans de boulot, le documentaire entend retracer 40 ans de rap belge en huit épisodes de 26 minutes, avec « plus de 30 intervenants et des archives exclusives ». Diffusion prévue sur Auvio, dès le 26 octobre prochain.

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