Girls in Hawaii, interview picturale

Lionel: "Devenir papas a changé notre relation à la musique. Dans l'organisation pratique, le rapport à l'émerveillement." © DR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Disque chromatique dont la pochette est signée par le peintre britannique Tom Hammick, Nocturne marque le retour synthétique et eighties des Girls in Hawaii. Entretien au long cours inspiré par quelques toiles.

Les bureaux de Pias. Une petite salle de réunion. Antoine Wielemans et Lionel Vancauwenberghe, leurs deux chanteurs et guitaristes, sont venus parler de Nocturne, le nouveau Girls in Hawaii. Et ils ont accepté de le faire en réagissant à quelques peintures… « Si je pouvais changer de métier, je deviendrais peintre, avoue Lionel. Ça me fascine depuis longtemps. J’ai trippé sur le sketch de Scorsese dans le film New York Stories. Quand Nick Nolte peint un bazar à la Pollock sur A Whiter Shade of Pale. Quand j’étais petit, je voyais des Bruegel dans des expos. Tu avais des espèces d’imitations de la vie comme ça… Un truc encore plus vivant que la réalité quelque part. Quand les mots coincent un peu, la peinture arrive à exprimer cette intimité d’être vivant qui peut sembler étrange. Moi, je ne peins pas. Je dessine un peu. J’adore Burns, Black Hole, tous ces trucs… »

Tom Hammick « Smoke II » (2014)

Tom Hammick
Tom Hammick « Smoke II » (2014)

Lionel: « Après Everest, on n’avait pas envie d’un thème pour notre nouvel album. On voulait s’amuser. Peindre avec des sons. Une fois le disque terminé, on s’est dit qu’on avait besoin pour pochette d’une image qui enroberait la matière. Donc on a cherché, googlé tous les soirs chacun de notre côté. »

Antoine: « Et comme pour Everest, on est partis sur une peinture. On avait pas mal discuté en amont. Au tout début. Pas en termes de pochette mais plutôt de musique. On avait parlé de David Hockney, du Douanier Rousseau. Ce genre de peintres un peu naïfs, schématiques, colorés. Ils nous ont servi de lignes directrices. Ça évoquait des choses en nous. On avait besoin de retrouver ces couleurs, ces ambiances. Hockney étant trop connu, on a essayé de trouver ses fils spirituels. L’univers de Tom Hammick, c’est ces scènes de nuit un peu magiques. Cette schématisation, ces couleurs, on avait l’impression que c’était des sons de synthétiseur. Il y a un lien musique-image assez évident. Dans la composition, un certain minimalisme, un clash contemporain, un peu années 80… Hammick a un côté artisan. Il a développé son monde à lui avec du toucher et de la technique. On l’a contacté via son galeriste. On lui a envoyé la musique et on lui a expliqué ce qui nous plaisait. Après, il nous a juste dit que si on vendait plus de 100.000 disques, faudrait penser à lui refiler un petit truc. »

Lionel: « La précédente, c’était pareil. En fait, on choisit les peintres en fonction du zéro thune que ça va nous coûter. Je déconne évidemment… »

Antoine: « Au-delà de la technique et de la couleur, il y a une ambiance particulière qui nous a fait tripper. Une fausse légèreté. C’est un peu poétique. Tu as quelqu’un en maillot à côté de la piscine. Ça pourrait être une jolie nuit d’été. Mais tu as ce danger derrière. Ça correspond à la société d’aujourd’hui. Au monde dans lequel on vit. Tu as souvent l’impression que ça part en couilles et en même temps, la vie suit son fil. Tu as cette espèce d’insouciance face à une menace permanente. On tourne le dos aux trucs flippants, angoissants, parce que ce serait trop fatiguant, violent voire horrible d’être tout le temps en pleine conscience que la société court à sa perte. »

Jackson Pollock « Convergence » (1952)

Jackson Pollock
Jackson Pollock « Convergence » (1952)

Antoine: « Pollock illustre assez bien le point de départ du disque. Everest avait été tellement un album de sens, de signification. Avec un thème massif qu’on n’avait forcément pas choisi (il était marqué par la disparition de son frère Denis, batteur du groupe, dans un accident de voiture, NDLR). Quand on s’est demandé ce qu’on pourrait raconter, comment thématiser un nouveau disque des Girls, n’importe quelle idée nous paraissait débile et inintéressante. Ça devait être un album rythmique, chromatique, musical, ludique. On devait accumuler plein de démos rapidement et on verrait après les paroles, de quoi ça pourrait parler. On a viré l’idée du thème. Du coup, on était dans des démarches plus formelles. On ne voulait pas végéter un mois sur une maquette comme on l’a fait très souvent. Mais avoir un truc presque de geste. Avoir une impulsion. Être assez minimal. Maximum 48 heures sur un titre. Trouver un son, une intention, une direction. Couper direct, passer à autre chose. Pour réarranger et retravailler après. Il y a un truc beaucoup plus impulsif chez nous que d’habitude. Pollock, c’est aussi l’accident du ludisme. Les tableaux avec ses pots de peinture qu’il troue et attache à des cordes. Du lâcher prise plus que du mental et de la réflexion. »

Lionel: « Pollock, je pense qu’il était dans une vraie tension. Dans sa vie personnelle. Alors que nous, jeunes papas, on est plutôt dans une situation très apaisée, très agréable. Ça a aussi marqué le disque. Lui, je crois qu’il s’engueulait toujours avec sa femme. »

Antoine: « On est des fans d’art en général. Mais on s’est rendu compte qu’il y avait un lien évident entre le peintre et le musicien. Du moins dans notre manière de concevoir la musique. On a une démarche assez solitaire tous les deux. Quand on commence un disque, on est chacun dans son coin. Chacun dans sa petite pièce. On partage beaucoup mais les moments de création se font dans l’isolement. Un peu comme si on peignait dans notre atelier. C’est juxtaposer des tons, des nuances, des matières. On réfléchit notre musique de manière assez visuelle.

Banksy « Steve Jobs » (2015)

Banksy
Banksy « Steve Jobs » (2015)

Lionel:« Banksy est vraiment lisible par tout le monde. Tu comprends très vite ce qu’il veut exprimer. Comment être plus clair que ça? (Un graffiti apparu dans la Jungle calaisienne de Steve Jobs, fils d’un migrant syrien, NDLR) Sur ce nouveau disque, on a davantage regardé ce qui se passait autour de nous. Musicalement également. La photo du petit Aylan, cet enfant syrien retrouvé mort sur une plage turque, a inspiré la chanson Blue Shape mais c’est juste une émotion exprimée avec pudeur. On voulait éviter les trucs autocentrés, post-adolescents. Le monde vit une période assez sombre et chargée. Ça a été source d’impulsion. Mais bon, ça parle d’émotion plus que de situation. Là où Banksy prend le truc à bras-le-corps. »

Antoine: « On ne voulait plus d’un disque à la première personne. Les trois premiers parlaient beaucoup de nous, de nos sentiments. De mal-être ado. Ici, on a davantage cherché dans le monde qui nous entoure. À notre âge, il t’interpelle. Tu as envie de parler de choses qui t’ont marqué ou te poursuivent. Mais en deux couplets et un refrain avec des rimes, quand c’est pas ta langue maternelle, c’est compliqué et tu te demandes quelle est ta légitimité. Tu as Rage Against the Machine, Leonard Cohen, Bob Dylan, des gens qui le font bien. Qui ont des combats, des trucs à défendre. Affirment, assument… Nous, on est dans un univers de sensations. Si on choisit ce type de sujet, la crise migratoire, les inégalités sociales, la cruauté du monde, le plus important n’est pas tant ce qu’on en écrit que la musique et la tension qu’ils ont inspirées. Les textes chez nous sont comme des prises de notes, des mini-observations. Pas d’avis à donner, de propos à construire et certainement pas de solution. Blue Shape a été inspiré par le monde qui nous entoure et pour l’instant, il n’est pas beau. Il choque dans sa cruauté et sa violence. »

Jacques Charlier « Peinture sous hypnose » (2015)

Jacques Charlier
Jacques Charlier « Peinture sous hypnose » (2015)

Lionel: « L’hypnose a joué un vrai rôle dans la fabrication de l’album. On ne voulait pas trop réfléchir avant d’attaquer Nocturne. Après Everest qui avait été si dense… Dans ces moments-là, tu te préoccupes un peu de ta créativité. Tu veux voir où tu en es personnellement. Et on s’est retrouvé à faire plus ou moins la même chose. À prendre l’ascenseur, à explorer. »

Antoine: « Après le décès de Denis, on a eu le nez dans le guidon d’Everest. Ça nous a fait du bien de relancer les choses, d’avancer. Mais du coup, quand la tournée s’est terminée, une espèce de grand vide s’est ouvert. Et j’ai eu besoin d’un psy pour discuter de tout ça. C’était pas l’objectif de départ, mais je lui ai expliqué un jour que je recommençais à écrire. Que c’est toujours une période un peu compliquée. Le temps des doutes. Tu ne sais pas par où attaquer. Et je n’avais pas envie que ça me prenne la tête comme les autres fois. Je voulais le vivre mieux. Ce psychologue fait de l’hypnose pour aider les gens à arrêter de fumer et il m’a proposé d’essayer pour stimuler ma créativité, me rassurer, me conditionner. C’est de l’hypnose semi-éveillée. Il n’utilise pas de pendule mais il t’emmène vers un état d’abandon. Au début, tu dois un peu te forcer. Genre: je suis vraiment hypnotisé là? Il te demande ce que tu vois, ce que tu ressens. Te forcer à voir des choses et à les raconter fait que des trucs commencent à t’arriver. Et tu pars dans une espèce de logorrhée. Quand il te réveille, tu as l’impression que ça a duré dix minutes alors que ça a pris deux heures et tu as hyper froid. Des fourmis dans les jambes. Tu es dans le gaz en rentrant chez toi mais le lendemain, tout te revient de manière très précise. Tu peux dans une sorte de frénésie un peu nerveuse remplir dix ou quinze pages avec un tas de détails. Plein d’idées, d’images. Avec une liberté d’association incroyable. En trois ou quatre séances, j’avais un réservoir dans lequel aller puiser pour les paroles. Prendre des phrases, des bouts, des idées. Mais au-delà, ça te donne confiance dans l’écriture, le fait d’être créatif. Tu réalises le fourmillement dans ton cerveau. Tout le monde a un moteur à idées débiles, à imagination géniale. »

Lionel: « Moi, c’est plus anecdotique. Via des potes. Tu t’imagines dans une grotte, avec des photos au mur, une fille qui dort à côté. C’est souvent un trajet. Tu accèdes vraiment à une créativité que tout le monde a. C’est le rêve quasiment. Tu es dans un tableau de jungle. Rousseau quoi…

Henri Rousseau « Le rêve » (1910)

Henri Rousseau
Henri Rousseau « Le rêve » (1910)

Lionel: « On a enregistré un morceau qui s’appelle Jungle mais qu’on n’a pas mis sur le disque. Il fera une face B plus tard. Les peintres qui font des bouquins sur leur créativité parlent souvent de la jungle. L’un d’entre eux expliquait que quand tu rentres dans un boulot, comme ton prochain disque, c’est comme si tu pénétrais une jungle qui n’avait jamais été visitée. Cette idée de foisonnement. La notion de lampe aussi. Tu éclaires les choses que tu décides d’éclairer. Et petit à petit, tu explores tout ton inconscient. Ça rejoint un peu l’hypnose. Chez Rousseau, il y a les deux. Ce truc d’exploration hyper créative. Vers la fin d’Everest, dont Nocturne est un peu le prolongement, on a commencé à se débarrasser doucement des guitares. L’acoustique, tout ça, c’était des oripeaux de Girls qui devenaient pas clichés mais surutilisés. C’est important pour un groupe de s’amuser avec l’outil. De se débarrasser des habitudes et des réflexes. Ça, c’est l’aspect synthétique. Après, pour le côté plus pop, on est tous des enfants des années 80, ça nous rappelle des trucs. »

Antoine: « Je suis de 1979 et les eighties, Genesis, Phil Collins ont toujours représenté musicalement, dans ma tête, un truc dégueu et de mauvais goût. Avec le revival années 80, j’ai redécouvert les synthés analogiques, les boîtes à rythmes. Toute cette musique un peu ludique, second degré, trippante aussi, que je trouvais bonne à être balayée. »

Lionel: « Certaines chansons de cette époque sont tellement bien écrites. Comme Wonderful Life de Black auquel ressemble un peu Walk. Enjoy the Silence de Depeche Mode. Puis, les Adjani, les Lio, les Jacno… Cette fausse naïveté. Des gens très matures qui connaissent leur art. Un peu bêbête et mielleux au premier abord mais tellement bien fait derrière. Pendant l’enregistrement, le soir, ça partait parfois en couilles. On buvait pas mal avec le producteur Luuk (Cox). Il est à fond dans Peter Gabriel. On parlait de Kate Bush. Après, pour sauver la face, on a aussi beaucoup écouté de krautrock. Cluster notamment. Ça a pas mal nourri. Heureusement. On a aussi pas mal écouté Kraftwerk. »

Antoine: « En studio, Luuk est un chef d’orchestre. Parfois, les musiciens se sentaient un peu utilisés. Il peut être très directif. Quand tu n’es pas d’accord, il te dit: « Là, tu as une énergie négative. Va faire un tour. » Ça fait méga flipper forcément qu’un mec veuille revisiter ton univers. »

Lionel: « C’est comme si un type arrivait dans ton appart et te disait: « Bon, ce meuble-là, tu le baques… On va bouger celui-là. » Tu redécouvres ton chez toi et en fait c’est beau. Il a refait le déco et c’est mieux qu’avant. »

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Girls in Hawaii – « Nocturne »

Distribué par 62TV/Pias. ***(*)

Il a toujours du Grandaddy qui lui coule dans les veines. Mais Grandaddy qui aurait écouté le Pull marine d’Isabelle Adjani (This Light). Kraftwerk se détend avec les Amoureux solitaires de Lio (Indifference). Thom Yorke (Cyclo) fricote avec Elli et Jacno. Sur son quatrième album, Girls in Hawaii poursuit sa réinvention, pop, synthétique et électronique, et assume pleinement son goût pour les années 80. Produit comme Everest par le Hollandais Luuk Cox, plus connu sous le nom de Shameboy, Nocturne remet les Girls en couleur. Dans des teintes toujours mélancoliques et nostalgiques mais plus pop et vives. Un disque à tiroirs qui, malgré quelques titres moins excitants, laisse opérer ses charmes passé l’effet de surprise.

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