De la polémique Bob Vylan à la sortie de Youssef Swatt’s: l’été des festivals sera politique (ou ne sera pas)

Au festival Wide Awake, en mai dernier, un fan de Kneecap attend ses héros.
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Dans un monde en ébullition, les artistes semblent avoir retrouvé le goût de l’engagement militant, notamment sur la question de Gaza. Et les festivals de se transformer en meeting géant? Décryptage

L’engagement politique va-t-il s’inviter en tête d’affiche des festivals de l’été? Le week-end dernier, le festival de Glastonbury a, en tout cas, donné le ton. D’abord avec les rappeurs irlandais de Kneecap (également prévus au Pukkelpop). Accusés de soutenir le Hezbollah, le groupe avait vu sa participation au prestigieux festival menacée. Finalement, il a bien pu jouer. Mais leur concert n’a pas été diffusé en direct par la BBC. Contrairement au duo punk Bob Vylan, qui en a profité pour afficher également ses convictions. En lâchant notamment un « Death to the IDF » (NdR: les forces de défense israéliennes), qui n’a pas manqué de susciter la controverse. Depuis, le groupe s’est vu retirer son visa américain et lâcher par son tourneur…

Un mois avant, lors du festival Primavera, à Barcelone, les groupes rock Idles (annoncé au prochain Pukkelpop) et Fontaines D.C. (programmé ce week-end à Werchter) avaient également mis l’accent sur la situation à Gaza. Chanteur charismatique des premiers, Joe Talbot avait harangué la foule à coup de «Free Palestine». Tandis que les seconds n’ont pas hésité à déployer une bannière: «Israel is committing genocide. Use your voice.»

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Habitué à ne pas faire mystère de ses positions politiques, Bruce Springsteen n’a, lui, pas pu s’empêcher, par exemple, de brocarder l’administration Trump. En pleine tournée européenne, le Boss a évoqué un «gouvernement corrompu, incompétent et traître».

Même des vedettes pop, a priori plus consensuelles, ont pris la parole. Récemment, lors de son concert au stade olympique de Londres, devant 85.000 personnes, Sam Fender a également évoqué les civils palestiniens «Ils font l’objet d’un génocide. Cela doit s’arrêter, et nous devons faire tout ce que nous pouvons pour cela.» Aux Etats-Unis, la teenage idol Olivia Rodrigo ou la chanteuse r’n’b Kali Uchis ont, elles, utilisé leurs réseaux sociaux pour dénoncer la chasse aux immigrés aux Etats-Unis et la répression policière lors des manifestations à Los Angeles.

Comment faire de l’art sans prendre position?

En Belgique aussi, les artistes prennent part aux débats. Youssef Swatt’s ne s’attendait pas vraiment à ça. Pas à ce point. «En tant qu’artiste, je suis forcément exposé. Mais c’est la première fois que je suis confronté à ce genre de vague.» En l’occurrence, une déferlante de commentaires haineux (et majoritairement racistes) suite à son passage sur France 2.

C’était le 21 juin dernier. Ce soir-là, la chaîne publique est en direct des Tuileries, à Paris, pour célébrer la Fête de la musique. Sur la scène défilent Bernard Lavilliers, Christine & The Queens, Camille, etc. Puis vient le tour de Youssef Swatt’s. Accompagné d’un orchestre, le rappeur reprend Banlieusards, le classique de Kery James. A la fin du morceau, alors que les cordes résonnent encore, il se lance: «Je suis obligé de profiter de cette heure de grande écoute pour adresser mes pensées aux peuples opprimés de la Palestine, au Congo, au Soudan, au Yémen, aux sans-papiers en France qui se font chasser par Bruno Retailleau comme si on était dans les années 1930. La musique sera toujours là pour résister au fascisme, à l’extrême droite, à ses dérives. Merci de m’avoir écouté. Vive le rap, vive la musique, et vive la lutte pour la liberté.»  

Le lendemain, l’animateur-vedette de la chaîne CNews, Pascal Praud, revient sur la sortie du Belge et lance la charge, raccord avec la ligne réac’ de sa chaîne. Sur le Net, les haters prennent le relais. «Ce sont des dizaines de messages orduriers par minute: des insultes racistes, des menaces, des appels à la violence, etc. Heureusement, à côté de ça, j’ai aussi reçu beaucoup de messages d’amour et de soutien. Ce qui est rassurant. Parce que la fachosphère est très douée pour monopoliser la parole et faire beaucoup de bruit. Aujourd’hui, j’ai l’impression que cela s’inverse. Ceux qui se font le plus entendre sont avec nous. Ils relaient, soutiennent, disent qu’ils sont heureux de voir des artistes se mobiliser.» «Qui prétend faire du rap sans prendre position», clamait Ärsenik dans les années 1990. Qui prétend faire tout simplement de l’art sans s’engager dans le débat public?

Silence assourdissant

Youssef Swatt’s n’est évidemment pas le seul à se mobiliser. Récemment, Charlotte Adigéry & Bolis Pupul ont ainsi joué, avec d’autres, au Ketclub. Un mini-festival à destination des gamins, organisé par l’Ancienne Belgique, et dont tous les profits étaient destinés à Hope Foundation, une organisation qui soutient les enfants de Gaza. Plus tôt dans l’année, ce sont les Halles de Schaerbeek qui ont programmé une soirée de soutien Together for Palestine, tandis que le mois dernier, le Central à La Louvière accueillait le concert Musiques pour Gaza, avec des artistes comme An Pierlé, Benni, Daan, Noé Preszow, Saule, Stef Kamil Carlens, Françoiz Breut ou encore Nicolas Michaux. Quand on demande à ce dernier pourquoi il a décidé de s’impliquer: «Imaginer un art « pur », qui soit complètement déconnecté de ce qui se passe, me semble complètement nul et non avenu. A fortiori dans l’époque que l’on vit: je m’imagine mal faire comme si de rien n’était. Que ce soit par rapport à ce qui se passe à Gaza, au réchauffement climatique, etc.»

De fait, la radicalité des événement semble avoir clarifié les choses. Et simplifié les prises de position. Youssef Swatt’s: «Il y a quelques années, je me serais certainement reproché ce que j’ai fait à la Fête de la musique. Mais on sent bien que la période est incertaine, que l’on vit un moment charnière. Cela devient un luxe de s’affranchir de prendre position. La situation est telle que, de toute façon, même le silence est politique…» Précisément, le chanteur de Radiohead, Thom Yorke, s’émouvait récemment qu’on lui reproche de rester muet sur la situation au Proche-Orient, lors de ses concerts. Dans une longue publication Instagram postée le 30 mai dernier, il écrivait notamment: «J’étais choqué que mon silence puisse être pris d’une manière ou d’une autre comme une forme de complicité […] J’aurais espéré que pour quiconque a jamais écouté une note de musique que mon groupe ou moi-même avons créée tout au long de ces années […], il était évident que je ne pouvais supporter une quelconque forme d’extrémisme ou de déshumanisation de l’autre.»

A double tranchant

L’engagement des artistes serait donc devenu inévitable? Si oui, sous quelle forme? Jusqu’à quel degré d’implication? Nicolas Michaux nuance: «L’autre jour, je suis allé voir Dua Lipa à Hambourg avec ma fille. Elle n’est pas montée sur scène avec un drapeau palestinien, elle ne s’est pas non plus lancée dans de grands discours. Ce que je peux comprendre. Pour le coup, ce n’est sans doute pas le lieu. Et sa musique pop sans doute pas le meilleur véhicule pour ça. Mais en même temps, lors de certaines interviews, elle a quand même dénoncé le conflit, parlé de génocide, etc. Ce que je veux dire, c’est qu’on peut être une immense star, ne pas vouloir rabâcher ou gâcher la fête avec de grands discours, et en même temps, se positionner clairement.»  

Longtemps moquée, la parole politique des artistes semble s’être aujourd’hui libérée. Elle reste pourtant un exercice d’équilibriste, compliqué à réaliser. Comment, par exemple, apprécier la «révolte» d’une star remplissant des stades? Lors des dernières élections américaines, certains commentateurs politiques ont ainsi pointé le fait que les soutiens d’idoles pop multimillionnaires comme Taylor Swift ou Beyoncé à Kamala Harris, ont pu desservir la cause démocrate face au discours populiste de Trump. Comment également choisir son combat? Ou éviter carrément le syndrome du « white savior« ? Récemment, Seun Kuti, fils de la légende de la musique nigériane Fela, lâchait quelques minutes son saxophone pour s’exprimer: «J’ai un conseil pour tous les jeunes en Europe. Je sais que vous voulez libérer la Palestine, que vous voulez libérer le Congo, le Soudan, l’Iran –il y a un nouveau pays chaque semaine! Mais commencez d’abord par libérer l’Europe. Libérez-la de l’extrême droite, du fascisme, du racisme, de l’impérialisme. Et quand vous aurez fait cela, Gaza sera libre, le Congo sera libre, etc.»  

Prises de position risquées

D’autres pointeront encore l’opportunisme de certains ou simplement une forme de slacktivisme un engagement mou et superficiel. «Je comprends, glisse Youssef Swatt’s. Et j’entends en effet certains utiliser parfois cet argument: « je ne suis pas assez informé, donc je préfère rester en retrait ». Mais je pense qu’il ne faut pas non plus être expert en géopolitique pour appeler à la justice, ou avoir un doctorat pour dénoncer le fascisme. Et quand bien même vous ne vous sentez pas assez outillé, vous pouvez au moins susciter le débat. Et profiter de la lumière qu’on dirige sur vous pour éclairer le travail d’associations qui sont, elles, sur le terrain.»

Par ailleurs, pointe Nicolas Michaux, il serait faux de croire que l’engagement soit une «bonne affaire» pour les artistes. «Ceux qui étaient présents aux Halles de Schaerbeek, ou qui ont continué sur leurs réseaux sociaux, de manière quasi quotidienne, à pointer ce qui se passe à Gaza, même dans les moments où les médias n’en parlaient plus trop, ces artistes-là ont pris beaucoup plus de coups qu’ils n’ont « profité » de cet activisme. Les gens qui prennent position en tirent rarement des bénéfices. Ils prennent au contraire plutôt des risques.»

D’autant que les propos exprimés peuvent facilement être détournés. C’est ce que souligne entre autres aussi Thom Yorke dans son post: «Vos propos sont susceptibles de faire facilement l’objet de manipulation en tous genres, en ligne, que ce soit de manière mécanique ou politique.» Youssef Swatt’s a aussi été frappé de l’interprétation que l’on a pu faire de son discours lors de la Fête de la musique. «On l’a présenté comme un message de colère et de haine. Mais qu’ai-je dit de si grave? On me reproche d’avoir insulté personnellement Retailleau, alors que ce n’est l’homme qui était visé mais sa politique. Au-delà de ça, c’était avant tout un discours de paix, presque très naïf. Mais même ça, ça ne passe apparemment plus chez certains.»  

Pruneau desséché

L’artiste qui se jette à l’eau doit donc être bien «équipé». «Il faut être prêt à se prendre des bourrasques… » Et éventuellement aussi à se mettre une partie de son public à dos. Ou voir disparaître des opportunités de concerts ou subsides. Sans compter les éventuelles pressions politiques. Que ce soit le rappeur Médine (à l’affiche d’Esperanzah!) dont la mairie (LR) de Saint-Quentin a annulé le prochain concert prévu en octobre; ou Springsteen himself, traité de «pruneau desséché» par un Trump au ton particulièrement menaçant –«(il) devrait la fermer jusqu’à son retour sur le territoire. Après, on verra comment ça se passera pour lui…»  

Parfois, pour rester cohérent avec leur message, ce sont les artistes eux-mêmes qui se privent de rentrées financières en annulant leur venue à certains endroits ou festivals. Avec d’autres, le Belge Le Motel a décidé ainsi de ne pas se produire au Sonar festival, à Barcelone. Pionnier des musiques électroniques, reconnu pour son affiche pointue et avant-gardiste, le festival a été racheté en 2018 par Superstruct, propriétaire de 80 autres événements. Depuis l’an dernier, la compagnie a cependant pour actionnaire majoritaire KKR, un fonds d’investissement américain accusé de financer directement les opérations israéliennes à Gaza…  

La guerre des drapeaux

Avec la saison qui vient de s’ouvrir, les festivals de l’été risquent dans tous les cas de servir d’agora géante. Que la discussion soit lancée par les artistes ou directement dans le public. Aux Ardentes –comme à Werchter ou au Pukkelpop–, pas question de donner des consignes aux artistes, ni même aux spectacteurs. «Du moment que l’on reste dans le cadre de la légalité», précise Jean-Yves Reumont, programmateur du rendez-vous liégeois. Soit l’exclusion de «discours haineux, racistes, homophobes, etc.». Même position du côté de Tomorrowland: «Tomorrowland est un endroit où chacun est le bienvenu, quel que soit son genre, sa nationalité, sa couleur de peau ou sa religion, précise Debby Wilmsen, porte-parole du rassemblent électro. Dans le contexte actuel, il est d’autant plus important de pouvoir se rassembler, pour partager ensemble l’amour de la musique.»

On se rappelle cependant que l’an dernier, le festival avait été l’objet d’une «guerre des drapeaux», entre fêtards israéliens et soutiens palestiniens. Debby Wilmsen précise donc: «Tomorrowland autorise les drapeaux de pays, régions, Etats et communautés (comme la communauté LGBTQIA+), à condition qu’il n’y a pas aucun message de haine ou de discrimination, et qu’ils respectent les consignes de sécurité.» Pas de structures pointues, trop longues ou trop volumineuses, etc. Mais pour le reste, «en tant qu’organisation, nous ne pouvons pas juger sur base de sensibilités géopolitiques. Interdire un ou deux drapeaux ouvrirait la porte à l’arbitraire.»

Comme quoi, quand le monde est en ébullition, même les plus gros événements ne peuvent plus se contenter d’être de simples rassemblements festifs. Cet été, sur scène ou dans le public, le débat sera plus que jamais ouvert…

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