A Couleur Café, la chanteuse argentine Nathy Peluso a livré un grand spectacle, jonglant d’un genre à l’autre, avec une énergie et un charisme bluffant.
Un festival, ça change, ça évolue, ça mute. Avec tout ce que cela comporte comme acrobaties et risques calculés. Prenez Couleur Café. A un moment, dans la tempête, au milieu des années 2010, il a su retomber sur ses pattes. En déménageant (de Tour & Taxis au plateau du Heysel) et en adaptant sa programmation. Mais sans jamais trahir ses fondamentaux. La journée de samedi en était une bonne illustration. En réservant par exemple une place de choix, sur la scène principale, à des vétérans comme Burning Spear – légende octogénaire du reggae (venu pour la première fois à Couleur Café en 2001). Ou encore à Werrason, le « roi de la forêt », pilier de la rumba congolaise. Et cela sans que cela détonne au milieu d’une programmation où se mélangent rap, électro, jazz ou encore dancehall. Un mélange de classique et de nouveau donc, qui, sur le papier, n’a rien de révolutionnaire. Mais qui n’est pas un exercice sans risque pour autant.
Il passe aussi par un ancrage local réaffirmé – le projet Niveau 4. Ou, sans que le festival ne le clame sur tous les toits, une place plus grande consacrée aux artistes féminines, y compris en haut de l’affiche. Samedi soir, au parc d’Osseghem, après Little Simz la veille, les clés de la scène principale avait été laissées à l’Argentine Nathy Peluso. Une star internationale, certes, mais dont la notoriété en Belgique reste encore limitée. Couleur Café a malgré tout tenté le coup. Un pari – attention spoiler – largement gagnant. Comme quoi, programmer des artistes féminines en tête d’affiche, même pour un événement profilé « urbain », c’est possible.
Agent spécial
Il faut dire qu’avec Nathy Peluso, le festival pouvait compter sur une guerrière. Ou plutôt une mercenaire, façon agent double. Voire triple, quadruple, tant la chanteuse latino passe d’un registre à l’autre. Comme sur son dernier album, Grasa, elle démarre avec Corleone, somptueux bolero comme tout droit sorti de la B.O. d’un James Bond vintage. Femme fatale, elle enchaîne directement, sans sourciller, avec le rap bouncy d’Aprender a amar. Nathy Peluso n’est pas une chanteuse, c’est un caméléon. Et une leader charismatique : en deux titres à peine, elle a déjà complètement pris possession de la scène.
Le décor est aussi sobre qu’élégant : un grand écran en format cinémascope, un rideau immaculé, et les escaliers d’un palais imaginaire, recouverts d’un tapis (bleu) distingué, point. Aux côtés de la star, tout de noir vêtus, ses musiciens font discrètement le boulot – clavier, batterie, basse, guitare. Interviennent aussi régulièrement trois danseurs, qui multiplient également les rôles. Sur le single pop Business Woman, Peluso leur distribue des bourre-pifs. Plus loin, à l’inverse, c’est elle qui s’écroule sur leurs balles, ou accompagne leurs amours homos sur une bachata chatoyante (Ella Tiene) – oui, Peluso peut aussi endosser ça.
Sens de la dramaturgie
En espagnol, Grasa a manifestement plusieurs connotations – sexuelles notamment. Littéralement, le mot signifie cependant « graisse ». Celle que le père de Nathy Peluso avait sur les mains, en rentrant de la station essence où il travaillait en Argentine. Un symbole prolétaire que la chanteuse porte en emblème, n’hésitant jamais elle-même à mettre les mains dans le cambouis et à tâcher le maillot. Sur scène, en tout cas, elle ne s’épargne pas, ne ménageant pas ses effets.
Avec ses interludes vidéos, le concert se la joue même film à grand spectacle. Une superproduction ? On n’ira pas jusque-là. Chez d’autres, les saynètes chorégraphiées – ou les chorés scénarisées – aurait pu d’ailleurs virer au grotesque. Pas ici. Pour cause, arrivée en Europe après la crise argentine de 2004, Nathy Peluso a étudié le théâtre à Madrid. Elle en a gardé un sens aigu de la dramaturgie. Sachant exactement comment occuper une scène, Nathy Peluso investit chacun de ses pas de danse, le moindre de ses mouvements, la plus petite de ses mimiques. Sur Envidia, elle se transforme en drama queen flamboyante, chantant entièrement couchée sur les escaliers, la tête en bas. Plus loin, sur La Presa, elle passe en mode rumba cubaine, toisant son monde derrière des grillages barbelés. Sur les écrans, son visage hyper-expressif imprime chaque nuance. Magnétique.
Après avoir encore réussi à enfiler assaut rap et sortie dance, elle se pose enfin avec le R&B eighties de Buenos Aires, et surtout Vivir asi es morir de amor. Une reprise du chanteur espagnol Camilo Sesto, combinant glamour et sentiments intenses. Un bon résumé du concert donné samedi soir…