Smartphone à la main, ils ne viennent au concert que pour chanter et filmer les 20 secondes qui ont fait le buzz. Au point d’irriter les «vrais» fans, qui se demandent: faut-il bannir le public TikTok?
C’est le débat enflammé de l’été. Le sujet dont toute la planète pop parle, autour de la machine à café. Que faire des spectateurs débarquant au concert d’un artiste pour se contenter de filmer et poster sur leurs réseaux l’unique tube qu’ils en connaissent? Faut-il bannir ces «fans» de la dernière heure, qui ne s’emballent que sur le deuxième couplet du morceau viral? Cette audience a même un nom: ras-le-bol du public TikTok…
En 2022, déjà, Steve Lacy avait levé le lièvre. Artiste indie, il pouvait jusque-là compter sur un public de mélomanes avertis. Du jour au lendemain, l’un de ses morceaux, Bad Habit, est cependant devenu viral sur TikTok. Enfin, plus précisément, 20 secondes du titre. Les seules que le public se retrouvait à chanter en concert, au grand agacement de son auteur…
Le phénomène n’est donc pas neuf. Mais ces derniers mois, il est devenu de plus en plus aigu. Le chanteur-rappeur Franglish s’en émouvait encore il y a quelques semaines sur une vidéo postée sur… TikTok: «Faut dire les termes: ce public qui a kiffé deux, trois trends, et qui prend sa place, mais ne connaît pas l’artiste et reste statique tout le concert jusqu’à la petite partie qui l’intéresse… C’est une dinguerie!» Sur le même réseau, Jeez Suave, le producteur/DJ/frère de Théodora, a posté une vidéo intitulée Le problème aujourd’hui lors des festivals/soirées, expliquant notamment: «Aujourd’hui, les gens n’aiment pas vraiment la musique, ils vont juste à des événements parce que c’est hype, ou achètent des places de concert juste pour un son TikTok (…) Bref, c’est comme ça qu’on se retrouve dans des situations avec un public de PNJ.» PNJ, un terme issu du jeu vidéo, désignant les «personnages non joueurs»…
La loi de l’algorithme
Illustration lors de la dernière édition des Ardentes. Avec son line-up orienté majoritairement rap, et son carré VIP bourré d’influenceurs –cette année, le streamer superstar Anyme a même pu monter sur scène, en remplacement de l’Américain 6ix9ine–, il est l’un des festivals qui attire le plus un public (très) jeune. Or, il suffit de faire un tour sur les réseaux pour rapidement tomber sur des commentaires agacés. «Le public des Ardentes ne connaît pas ce classique d’Alonzo», se scandalise l’une. «On était cinq à s’ambiancer au concert de PartyNextDoor», s’agace une autre. «Le public de SCH est chaud pour TikTok», ironise un troisième, qui montre une foule statique VS les mêmes spectateurs, quelques instants plus tard, se défoulant sur Fade Up, tube dance du rappeur (mais qui n’a que peu à voir avec le reste de sa discographie). Croisé dans les coulisses du festival, son programmateur Jean-Yves Reumont remet en perspective: «Le fait que le public réagit davantage sur certains titres n’est évidemment pas nouveau. C’est un peu le principe du one hit wonder. C’est juste qu’aujourd’hui, au lieu de s’ambiancer sur un morceau entier, on ne s’emballe parfois que sur le refrain ou 20 secondes d’un couplet.» D’où la frustration de certains artistes.
Cela n’empêche pas la plupart d’entre eux d’intégrer cette nouvelle donnée. Que ce soit dans leur musique –en cherchant le gimmick susceptible de faire chauffer l’algorithme– ou leur concert –avec des scénographies pensées pour les écrans des smartphone, quitte à jouer avec ses codes (la tournée Motomami de Rosalía, par exemple). «Aux Ardentes, glisse encore Jean-Yves Reumont, une grande partie des spectateurs sont en effet accrochés à leur smartphone. Mais je n’ai pas l’impression que cela plombe l’ambiance. Au contraire. On a un public hyper enthousiaste. Je me souviens de scènes il y a quelques années d’ici, sur l’ancien site, où les gens passaient surtout leur temps à discuter et chercher des bières au bar, par exemple.»
La guerre des fans
Les téléphones n’empêchent donc pas une foule de chanter ni de danser –voire de se lancer dans un pogo, smartphone en main. Pour certains groupes, l’objet devient même une bénédiction. Lors du dernier festival de Glastonbury, une festivalière a par exemple diffusé l’intégralité du concert de Kneecap sur TikTok, contournant ainsi le refus de la BBC de retransmettre en direct le show des sulfureux rappeurs irlandais. Résultat: plus de deux millions de personnes se sont connectées sur le live d’Helen Wilson. Et la patronne de coffee bar, à Swansea, s’est vue offrir un ticket à vie par le groupe…
Si les réseaux peuvent donc s’avérer utiles, ils n’en changent pas moins la dynamique entre l’artiste et son audience. Au point de créer des tensions entre les «vrais» fans et les nouveaux arrivés via une trend TikTok. De manière assez symptomatique, les crispations se marquent surtout sur les concerts. Dans un monde musical dématérialisé, le live est en effet devenu le dernier lieu exclusif, ce moment unique où l’aura de la star peut se concrétiser.
Examen de passage
Entre les early fans et les touristes d’un jour, le différend ne porte pas seulement sur la manière de vivre le moment –Franglish, toujours: «Quand le « vrai » public s’ambiance sur les sons, de l’autre côté, le public TikTok regarde mal, en mode « tu chantes trop fort, tu bouges trop »». Au-delà de la difficile «cohabitation», c’est aussi simplement la question de l’accès aux concerts qui crée des frustrations. Notamment pour certains shows rapidement sold out. En France, par exemple, le concert de Jul au Stade de France, en avril dernier, a affiché complet en quelques minutes. Sur les réseaux, ça n’a pas manqué. La «lutte des places», comme l’a titré Libération, a donné lieu à une bataille rangée entre fans: qui l’est assez pour avoir le droit d’assister au concert? Le spectateur qui ne connaît du rappeur marseillais que son couplet de Bande organisée mérite-t-il d’obtenir un ticket, s’énervent encore les uns? Faudra-t-il bientôt passer un examen pour pouvoir se rendre au show d’un artiste, répondent les autres?
Un examen, peut-être pas. Mais Bad Bunny, lui, a quand même prévu un petit quizz. Avant sa venue l’an prochain, au Stade Roi Baudouin, la superstar est en résidence tout cet été, chez lui, à Porto Rico. Pour l’occasion, il a non seulement réservé les neuf premières dates aux habitants de l’île, mais a aussi glissé un petit questionnaire pour ceux qui voudraient venir aux autres shows. Pas de quoi se remuer trop les méninges, mais assez pour décourager éventuellement les faux fans et autres bots. C’est déjà ça de pris…