Farida Amadou: « Une femme noire, bassiste, qui joue en Europe de la musique improvisée, c’est déjà politique en soi »
Croisée aux côtés de Thurston Moore, Cocaine Piss ou encore Peter Brötzmann, la bassiste liégeoise Farida Amadou se pointe à l’AB avec la géniale Moor Mother.
“J’ai 4 minutes de retard. Désolée.” Sacrément ponctuelle par rapport à ce qui se fait dans le métier, Farida Amadou s’excuse par SMS. La Liégeoise a donné rendez-vous au Beursschouwburg, où elle va enchaîner des résidences cet été et possède son nom sur la porte d’entrée vitrée. Originaire du Niger, née en 1989 à Huy, Farida n’est pas particulièrement famous par ici mais possède déjà un carnet d’adresses bien rempli. Elle a joué avec Thurston Moore et Pat Thomas, enregistré avec Steve Albini et s’apprête à se produire en tandem à l’Ancienne Belgique avec la poétesse et militante de Philadelphie Moor Mother.
“J’ai été invitée à créer un projet pour un festival en Allemagne, la Monheim Triennale, l’année dernière, dans une petite ville près de Cologne. Je me disais que ce serait génial de faire un truc avec Moor Mother. On s’envoyait de temps en temps des likes sur les réseaux sociaux. Je ne la connaissais pas. J’ai juste chopé son adresse e-mail et je lui ai proposé un duo.”
De son propre aveu, Camae Ayewa (le vrai nom de Moor Mother) est en train de changer sa vie et sa manière de la voir. “Ce que j’aime chez elle, c’est son côté extrêmement politique. Rien à foutre. Je te dis ce que je pense. Dans son dernier album, Jazz Codes, elle raconte des trucs pour moi super importants. Elle parle de Miles Davis, de John Coltrane. Du racisme, des persécutions auxquels ils ont été confrontés. Et du fait qu’ils n’avaient pas vraiment de communauté.”
Farida a récemment joué avec Moor Mother à Londres, au Barbican. Le groupe ne comptait pas un seul Blanc en ses rangs. “C’était la première fois que je jouais sur une scène uniquement entourée de Blacks. Camae est juste en train de nous dire que c’est possible. Que quand je vais jouer en Allemagne et que je suis la seule Noire aussi bien dans les musiciens que dans le public et que je me sens seule, ce n’est pas normal.”
D’autant que tous ces musicien(ne)s vivent sur le Vieux Continent. “Quand tu es une femme noire, bassiste, qui joue en Europe de la musique improvisée, c’est pour moi déjà politique en soi. Mais Moor Mother me donne envie de continuer à développer ce truc communautaire. D’abord, j’ai joué avec des mecs. Des hommes blancs plus âgés. Et puis, j’ai commencé à rencontrer des gens comme moi. Des femmes, une ou deux. Puis des Blacks. II n’y a rien à faire. Quand on est entre nous, c’est différent. Je me sens nettement plus à l’aise.”
Yes woman
Logopède de formation, Farida Amadou a grandi dans un environnement musical au carrefour des cultures. Elle a commencé la guitare parce qu’elle adorait chanter. “A l’époque, j’écoutais les Cranberries et Coldplay.” Elle entendait en permanence le hip-hop de ses frères et sœurs: Lauryn Hill, Jurassic 5… “Moi, je voulais rester du côté rock de la force. Genre: non, je ne suis pas comme vous.” Elle a aussi baigné dans toute la musique africaine de sa mère. Celle du Mali, d’Ali Farka Touré, Oumou Sangaré… “Même si personne ne jouait d’un instrument, tout le monde chantait et dansait tout le temps.”
Farida Amadou a passé deux ans à l’académie de jazz d’Amay mais elle tient plutôt de l’autodidacte. Étudier la musique, le jazz, dans un conservatoire n’a pour elle aucun sens. “Pat Thomas me disait récemment qu’étudier le jazz est la plus grosse escroquerie de tous les temps. Pourquoi doit-on apprendre à jouer par cœur un solo de Coltrane? Techniquement, c’est cool. Mais après, tu sors de l’école, tu fais quoi? Tu ne sais pas qui tu es… Les jazzmen à l’époque, ils jouaient entre eux. Ils n’allaient pas à l’école. Enfin bref, je comprends le principe mais je ne voulais pas apprendre la musique de manière académique. C’était trop carré pour moi. Puis à Liège, j’ai rencontré des gens, ceux de L’Œil Kollectif, qui faisaient de la musique improvisée.”
De bouche à oreille, de rencontre en rencontre, de Paris à Berlin en passant par Londres, elle commence à travailler avec des pointures de la discipline: Peter Brötzmann, Steve Noble ou encore Thurston Moore… “Je ne l’ai pas rencontré dans le rock mais au Café Oto grâce à la scène improvisée. Tout le monde se connaît dans le milieu.”
Même si, elle l’avoue, elle a souvent accepté de jouer avec des musiciens dont elle n’avait jamais entendu parler. Elle a accompagné, par exemple, au Guess Who? en 2017 les fulgurances de Linda Sharrock, chanteuse de free jazz handicapée et aphasique. “Depuis qu’elle a eu son attaque et qu’elle est en chaise roulante, tu ne peux plus lui parler mais tout ce qu’elle sort te renvoie à un ouragan. Tu as l’impression que tout ce qu’elle a à dire à l’intérieur d’elle, qu’elle ne peut pas exprimer avec des mots, elle le dit en un cri ou en une note. C’est une femme assez impressionnante. Juste en la regardant, tu as l’impression de voir son histoire défiler.”
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De 2017 jusqu’à l’année passée, Farida avait décidé de dire oui à tout. “Il y a une différence pour moi entre la musique improvisée et le free jazz. C’est un autre vocabulaire. Mais j’ai toujours eu envie d’apprendre. Avant de rejoindre Cocaine Piss, je m’étais d’ailleurs retrouvée dans un projet hip-hop.” L’aventure avec le groupe punk et bruitiste liégeois n’a duré qu’un an et quelques mois. “Le monde du rock est spécial. Tu joues tous les soirs. Tout le temps la même chose. C’est quand même assez intense. Il faut faire un peu attention à soi. J’ai dit:“Merci, ciao. C’était cool. Mais ce n’est pas ce que j’ai envie de faire.””
Farida préfère la liberté, l’aventure, l’inconnu. Après l’AB, elle s’envolera pour le Canada. Elle s’y acoquinera notamment avec les White People Killed Them dans lequel on retrouve John Dieterich, guitariste de Deerhoof. “J’aurai aussi une résidence ici, au Beurs, en août avec Sofia Jernberg, une chanteuse d’origine éthiopienne qui vit à Stockholm, et Tomeka Reid, une violoncelliste de Chicago. Puis une autre avec Luke Stewart, lebassiste d’Irreversible Entanglements. Je continue de tisser ma toile.”
Le 11/06 à l’Ancienne Belgique avec Moor Mother.
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