Disque de chute
Un nouvel album (Precipice) sous le bras, Dälek amène son hip-hop expérimental au Magasin 4 pour les dix ans du collectif Mental.
Will Brooks est dehors. Au soleil. Bercé par le chant mélodieux des oiseaux. Un cadre visuel et un décor sonore bucoliques pour un mec qui depuis 25 ans mélange avec Dälek le rap aux musiques bruitistes. Will est chez lui, à Newark, New Jersey. “La création musicale est, en ce qui me concerne, un processus ininterrompu. Quand vient le moment de sortir un disque, je me demande ce qui fonctionne ensemble. On a commencé à travailler sur un paquet de chansonsmais on s’est pris la pandémie en pleine gueule. Cet album est très différent de ce qu’il aurait dû être.” Pourquoi? Parce qu’il ne sonnait plus comme ce qu’il voulait entendre et ne disait plus ce qu’il voulait dire. “En fait, ça n’avait plus beaucoup de sens avec ce qui nous était arrivé. On vivait dans un autre monde. Je voulais un disque qui raconte où on se trouvait et ce qu’on avait traversé. Je ne parle pas que de virus et d’isolement. J’entends aussi par là les meurtres de la police. Les manifestations. On n’a pas tout recommencé. Mais on a méchamment adapté.”
Pour nous, ça avait du sens de monter dans un van et de donner autant de concerts qu’on le pouvait à travers les États-Unis. On a joué un tas de fois pour un plein d’essence et un endroit où passer la nuit.
Will Brooks
Precipice est un disque de hip-hop expérimental qui se promène, comme nous tous, au bord du gouffre. Une collection de dix morceaux aventureux sur laquelle on croise Adam Jones, le guitariste de Tool. Les deux hommes se connaissent depuis 2010, quand le groupe de métal avait invité les rappeurs à assurer sa première partie sur une tournée des stades… “Je sais que beaucoup de ses supporters ne nous aiment pas. Mais on y a gagné des fans. Puis, Tool nous apprécie. Désolé…” Affable, bavard, Will se marre. Notamment quand il retrace la collaboration. “Adam a pris ma chanson (A Heretic’s Inheritance) et en a fait une boucle vraiment bizarre. À la Tool. Suivant la manière qu’a son cerveau de fonctionner. Il m’a envoyé des pistes de feed-back, un solo, des synthés. Plein d’idées. Je lui ai fait écouter le morceau terminé et il m’a dit: “Mais oùest le solo de guitare?” Je ne sais pas si beaucoup de gens lui ont déjà demandé de participer à un disque pour ne pas l’utiliser mais c’est ce qu’on a fait. Je voulais sa participation, sa vibe, son feeling. Pas un truc tape-à-l’œilqui sonne forcé.”
Dälek (comme les extraterrestres de la série Doctor Who) n’a pas attendu Death Grips pour confronter le rap et les musiques bruyantes et bruitistes. Dälek trône à la croisée radicale des chemins. “Ce qui nous rapproche de Tool, c’est notre passion pour la musique. J’aime le bruit, l’expérimentation. On a tous les deux de longues chansons. Des morceaux qui oscillent entre 7 et 12 minutes, voire davantage. Cette idée aussi de ne pas se soucier des conventions. On n’est pas Tool. Mais il a créé une musique personnelle, son propre univers. Ceux qui aiment Tool aiment Tool. Ce n’est pas tant une question de genre que de groupe. À notre niveau, c’est un peu la même chose.”
Appropriation culturelle…
Dälek est un projet hip-hop qui parle aux rockeurs. Il est d’ailleurs distribué par Ipecac, le label cofondé par Mike Patton. “On avait donné quelques concerts avec Lovage aux États-Unis. Mike était toujours sur le bord de la scène à nous regarder jouer. Et le dernier jour, il nous a proposé de partir une semaine plus tard pour une tournée européenne avec Tomahawk. Le tout premier concert a eu lieu en Belgique et il nous a parlé de sortir notre disque. Je me souviens avoir dit à Oktopus (son premier acolyte, NDLR) :“Ce petit blanc qui rappe dans un clip avec un poisson qui agonise? Je sais pas trop.” Heureusement, il m’a un peu forcé la main. Ça a changé ma vie. Figurer sur ce catalogue, la tournée avec eux et les Melvins. Ils nous ont vraiment montré comment faire les choses. D’ailleurs, quand j’ai lancé mon label, Deadverse, j’ai essayé d’imiter Ipecac. D’aider tous les artistes que je trouvais intéressants comme je le pouvais.”
Né en 1975, Brooks est un enfant du rap. Le hip-hop est sa culture, son premier amour. Il ne parle pas que de musique. Mais aussi d’une manière de causer, de s’habiller. Deejaying, graffiti, breakdance. “Le hip-hop, c’est prendre ce que tu as autour de toi et te l’approprier.C’est totalement nous. Le pire truc que tu puisses faire, c’est de copier: copier un son, copier un style. Toute musique est bâtie sur ce qui s’est passé avant. Tout groupe est inspiré par d’autres. Mais il faut s’en emparer.” Dälek se réclame autant de Public Enemy que de My Bloody Valentine… Brooks a commencé comme DJ. Il a toujours été curieux. “ Je ne me suis jamais beaucoup préoccupé du genre. J’avais des cousins dans le early hip hop genre Grandmaster Flash and the Furious Five. Et un autre dans le rock et le métal qui me faisait écouter Led Zep, Black Sabbath, Slayer. J’ai grandi dans ces deux mondes et je diggais à côté pour mes activités de DJ.” Il s’est rapidement retrouvé à écouter Faust, le Velvet Underground. Oktopus lui a fait découvrir MBV et l’a amené au shoegaze. “ Ça a été le catalyseur. Je suis tombé amoureux de Loveless. Ce disque a changé ma vie. Je me suis dit: je ne sais pas ce que c’est mais je veux faire du hip-hop qui sonne comme ça. Je n’avais jamais rien entendu de pareil. J’ai aussi été profondément marqué par le groupe de Joshua Booth, All Natural Lemon and Lime Flavors.”
Will, pour l’instant, écoute beaucoup de rap underground contemporain. Moor Mother, Fatboi Sharif… “Il y a un tas de choses super intéressantes. J’ai presque envie de parler de renaissance. Mais j’aime aussi Suuns et Sufjan Stevens. Carrie and Lowell est un peu la B.O. du monde actuel. C’est une des choses les plus tristes que j’ai entendues de ma vie. J’adore.” Brooks parle de Ka, un MC de Brooklyn, de Roc Marciano, de Big Brave. “ Nous, on a joué avec tous ceux qui nous voulaient sur la même scène qu’eux. On tenait à se produire devant autant de spectateurs qu’on le pouvait. Pour trouver notre tribu, des gens en qui notre musique résonnerait. Comme elle est sombre et lourde, on s’est retrouvé avec des fans de rock, de métal, de musiques bruitistes. Certains ne supportent toujours pas d’entendre quelqu’un rapper sur ces morceaux. Mais bon, c’est un package. C’est tout ou rien. Il leur reste toujours les instrumentaux…”
Precipice, distribué par Ipecac. ****
Le 04/06 au Magasin 4, Bruxelles.
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