dEUS est de retour: « On se devait de revenir avec un album qui suscite aussi le plaisir »
Album - How to Replace It
Artiste - dEUS
Genre - Rock
Label - Pias
Dix ans après son précédent album, dEUS s’expose avec How to Replace It à son plus brillant multiple. Imbibé de spoken word et de guitares acides, l’opus arrange parfois ses humeurs vénéneuses d’une mélancolie virale. État des lieux avec son leader, Tom Barman.
Tom Barman est toujours 1 mètre 80 d’énergie contagieuse et de parole forte. Niveau volume comme intentions. Un matin de février dans un hôtel de sa ville d’Anvers, on dissèque avec lui, pendant une heure et demie d’entretien, How to Replace It, un nouveau disque éclectique et inspiré. Un album pimpant malgré les thèmes qu’il aborde: les fêlures, la mémoire, les ruptures et l’invasion des algorithmes. Et malgré “la relation haine-amour avec dEUS qui parfois, semble se transformer en monstre”.
Demande obligatoire: le précédent album de dEUS, Following Sea, est sorti en 2012, cela fait longtemps…
On n’a pas mis dix années à faire le nouvel album puisqu’on a commencé à en parler en 2018. Et puis en 2019, il y a eu la septantaine de concerts autour de l’album The Ideal Crash, pour ses 20 ans. Une tournée d’avant Covid, ce qui a été une bénédiction vu le naufrage des annulations amenées par la pandémie. La méthode de travail de How to Replace It a été un peu celle de nos années 1990-2000: j’ai apporté plus de choses à table, contrairement aux trois derniers disques qui avaient davantage été conçus en collectivité. On est partis de jams, courtes et intenses, puis je me suis isolé avec un ingé son pour structurer les chansons. Avec le désir de faire quelque chose de plus brut, reprenant même des voix ou des guitares présentes sur les démos, quand l’émotion y était déjà. Y compris les fausses notes…
Cela veut-il dire que chacun dans le groupe occupe une fonction précise, outre celle de son instrument?
Le guitariste Bruno De Groote, qui a joué sur la quasi-intégralité du disque, est parti de dEUS en 2020 (année où il a été victime d’un AVC) et a été remplacé pour le live par Mauro Pawlowski, déjà membre de dEUS de 2004 à 2016. Le groupe fonctionne un peu comme la constellation des personnages du Parrain. Klaas Janzoons (violon, claviers) est le parrain (seul musicien avec Barman à faire partie de dEUS depuis ses débuts). Je suis Michael Corleone parce que je porte la plus grande responsabilité. Mauro est le consigliere, le catalyseur, le facteur stabilisant. Alan Gevaert (basse) est Fredo et Stéphane Misseghers (batteur), Sonny (rires).
Comment réagit le groupe lorsque tu amènes Love Breaks Down, ballade centrée sur la voix et le piano, chanson de rupture qu’on imagine autobiographique?
Ca a pas mal discuté mais ça devait être Love Breaks Down, pas Coffee Machine Breaks Down (sourire). Il y a également eu une certaine tension parce que j’avais changé la mélodie initiale. C’est plus un morceau réaliste qu’une déclaration purement romantique. Elle tient d’un processus intime, presque de purification.
J.J. Cale serait fier d’entendre son influence sur Pirates et Leonard Cohen, une voix semblable à la sienne sur 1989…
Je ne vois pas du tout le premier dans cette chanson, mais d’accord pour le second. Ils font partie de mon ADN: je suis un chanteur limité qui aime expérimenter avec sa voix. Et, oui, je me suis rendu compte que chanter aussi bas était très cohénien. La voix tient toujours d’un certain mystère mais le processus d’évoquer Cohen ou un autre appartient à l’inconscient. L’expérience de TaxiWars est passée par là, amenant sur certains titres une forme de parlando.
Un parlando que l’on retrouve sur Le Blues polaire, une rupture racontée en français. Pourquoi ce choix de langue?
Une chanson dicte sa propre conduite et mon rôle est de pousser au mieux la narration. Dans ce titre, le français convient mieux que l’anglais, qui aurait donné un ton extrêmement pontifiant. Même si en français, Le Blues polaire garde une certaine arrogance. On joue beaucoup en France, j’y ai de la famille et c’est bien de cette façon-là qu’ils parlent, avec une vraie richesse de vocabulaire. ça me rappelle mes années de lecture de Paris Match chez mes parents (sourire).
How to Replace It est extrêmement éclectique, jusqu’à 1989 qui commence comme un morceau de Simply Red…
Oui (sourire), mais je pense plutôt à l’intro de Streets of Philadelphia de Springsteen. C’est pour ça que l’on a utilisé le LinnDrum (une boîte à rythmes électronique très années 80, NDLR). 1989 est l’année où mon père est mort mais il s’agit plutôt d’un questionnement sur la sanctification, sur le fait de mettre des gens sur un piédestal. Je pense qu’on a tendance à geler les souvenirs dans le temps, littéralement. Cette chanson décongèle la mémoire, la secoue. Y compris l’image de mon père qui pouvait sembler être un homme inébranlable, un monolithe. La mélancolie du morceau questionne la notion même de la nostalgie. Elle est pratiquement de nature méta.
Cette chanson qui “dégèle le piédestal” amène aussi du plaisir musical. Il s’agit donc d’un double processus.
Oui, tout à fait. dEUS se devait de revenir avec un album qui suscite aussi le plaisir et non pas l’envie de se couper les veines. C’est sans doute la raison pour laquelle on trouve des références à Francis Lai -dans la plage titulaire qui ouvre le disque- ou des souvenirs de musiques de films français des années 60-70. À nouveau, c’est dans mon ADN et dans la collection de disques de ma mère qui comprenait des enregistrements de Charles Trenet, Gainsbourg, Ferré, Brel. Et aussi du Vladimir Cosma, du Jean-Michel Jarre ou la B.O. de Bilitis. Ils sont aussi intéressants pour moi que les Pixies ou les Smiths, découverts par après.
Jarre, aujourd’hui très célébré, est passé par le cycle des modes: un moment, il a même semblé en voie de ringardise. Ce risque de paraître fané à une période a-t-il touché dEUS?
Il y a toujours un moment, quand on a la vingtaine, où on a un peu honte des musiques que l’on a aimées plus jeune, mais ça ne dure pas très longtemps. Ces “citations” peuvent aussi amener des controverses dans le groupe parce que tous les membres n’ont pas les mêmes références musicales. Une chanson, c’est comme un magasin de jouets: tu as un squelette et il va falloir l’habiller. Après 30 ans, tu finis par connaître les couleurs des instruments, que ce soit une mandoline, une guitare fado ou un banjo.
Man of the House est-elle une chanson politique?
Pas au sens politicien du terme: ça parle du monopole des grandes compagnies de technologie qui mentent sur leur volonté d’“unir les gens” alors qu’il s’agit essentiellement d’une course au profit. On est ensevelis sous les algorithmes. Y compris dans la musique, qui a considérablement changé durant les dix dernières années. On est passé d’un système assez simple -faire un disque et des concerts, faire de la promo, convaincre les gens de s’y intéresser- à un assaut de propositions dans lesquelles on se perd facilement. Je refuse tout ça, c’est fatigant, c’est too much, ce n’est pas tenable. Regarde Arlo Parks qui a fait un burn out et elle a 23 ans. Putain, 23 ans!
Tu pratiques la méditation depuis dix ans. Une thérapie?
C’est un endroit secret dont j’ai besoin. Elle ne pose pas de jugement, ne cherche pas de résultat. Elle est d’une certaine façon à l’opposé de la vie contemporaine.
Comment réagis-tu au parcours commercial de dEUS, dont on a pu avoir l’impression, à un certain moment, qu’il voulait devenir un groupe de stade?
C’était plutôt l’idée du label (sourire). Je pense d’abord en termes de qualité du travail, des chansons, de l’intensité, de la concentration qui est une forme de traduction de l’amour porté. Celui d’un parent pour son enfant ou d’un artiste pour ses réalisations.
Par rapport à vos débuts, il y a 30 ans, le rock semble être moins mode que le rap ou d’autres styles plus actuels et…
(interrompant) Mais ça, on s’en fout! On verra comment ira la tournée. Celle de The Ideal Crash en 2019 a été complète, de la Finlande à la Grèce. Il y a des moments où un artiste sent l’esprit du temps et puis, il y a peut-être une demi-heure où il incarne l’esprit du temps. Pour nous, ça s’est passé vers 1994. Je ne veux plus mettre d’intensité ailleurs que dans la musique, pas dans ce qui est périphérique… C’est peut-être pour ça que j’ai besoin de passer quatre mois par an au Portugal, où je possède une maison, près de Lisbonne.
La pochette du disque représente quelqu’un qui semble tirer une corde. Mais la présence d’un mur sur l’image empêche de voir où va cette corde…
C’est un pêcheur dans le village où j’habite, qui prépare son filet. Et ça pourrait bien être une métaphore du sentiment amené par l’album, celui d’un travail achevé et d’une délivrance. Oui, on se demande sur quoi ce type tire et pourquoi. En tant que Belge, j’aime bien ce genre de paradoxe, de surréalisme, d’humeur, d’humour. Et puis, j’aime la mer. Mon grand-père avait été capitaine sur le Red Star, la ligne de bateau qui partait d’Anvers pour traverser l’Atlantique avec des passagers qui voulaient pour la plupart immigrer en Amérique…
Tes projets en-dehors de dEUS?
Le scénario de mon film, qui sera tourné au Pays basque, est prêt. Le producteur cherche de l’argent. Puis, il y aura un quatrième album de TaxiWars, les compositions sont déjà là. J’adore être dans un groupe. Ou plusieurs. Au plus, au mieux.
How to Replace It: notre critique
Tom Barman a écrit Dream Is a Giver parce qu’il avait rêvé une mélodie et s’est levé la nuit pour l’enregistrer. Le morceau démarre sur une forme de vocalise rap qui, sauf erreur, est une première pour les Anversois. Preuve que l’album ouvre en grand les portes du possible, du plus ou moins conscient, du temps défiant les modes et l’existence même du groupe. De quoi donner une fraîcheur et une puissance de qualité supérieure. How to Replace It démontre un impressionnant travail sur le son, une spirale d’instruments multiples, de chœurs mais aussi de styles variés. Tantôt funky (Why Think It Over (Cadillac)), tantôt agréablement mid tempo (Pirates), ou encore très proche de l’univers de Leonard Cohen dans le duo avec l’excellente vocaliste Lies Lorquet, 1989. Sous influence manifeste de son side project TaxiWars, Barman se laisse aller au spoken word/parlando sur plusieurs titres, comme s’il nous chuchotait ses désirs d’intimité et de conviction à l’oreille. Revenant à plusieurs reprises sur la nature pour le moins volatile des histoires d’amour, notamment dans l’intégralement francophone Le Blues polaire. Alors que Never Get You High, traitant de la menace fasciste, constitue sans doute l’un des morceaux les plus politiques de dEUS. Groupe que les fans (re)trouveront pleinement dans le deussien Must Have Been New, et sur ces douze titres parmi les plus solaires de la formation en trois décennies.
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