Album - Melt My Eyez See Your Future
Artiste - Denzel Curry
Genre - Rap
Label - Loma Vista
Longtemps, Denzel Curry a tenté le coup de force. Avec Melt My Eyez See Your Future, l’un des meilleurs albums de ce début d’année, le rappeur approfondit son discours, sans rien perdre de sa combativité.
Impassible, Denzel Curry fait semblant de ne pas comprendre la question. À quelques heures de son concert à l’Ancienne Belgique, on lui parle du dernier numéro du magazine Kerrang!: un rappeur à la Une du“ world’s greatest metal/punk/hardcore/rock music” magazine! “Oui, et? Vous trouvez ça étrange?” En tout cas pas banal. “Ça ne me semble pas si bizarre. D’abord, je ne me vois pas comme un rappeur. I’m an artist, period. Et puis si vous écoutez mes disques précédents, vous n’aurez pas de mal à trouver des influences heavy metal.”
De fait, Denzel Curry, 27 ans, n’a jamais caché son attirance pour les musiques à guitares, des Bad Brains à Metallica. C’est même ce qui a fait en grande partie sa réputation. Denzel Curry aime quand cela va fort. Au point de se voir coller, entre autres surnoms, celui de “Black Metal Terrorist” (le titre d’un morceau de l’album Ta13oo, en 2018 – voir la vidéo ci-dessus). On l’a vu également reprendre Rage Against the Machine, et l’énergie punk de ses concerts lui vaut une solide réputation live. Il a en outre toujours revendiqué l’influence d’un disque comme Nevermind, le best-seller de Nirvana. En 2018, toujours sur l’album Ta13oo, il glisse même un morceau intitulé Clout Cobain. C’est devenu son plus gros hit…
Malgré cela, l’intéressé a toujours débordé du cadre dans lequel on aurait pu le coincer. Mêmes ses albums les plus énervés n’ont jamais été de simples décharges d’adrénaline. Un projet après l’autre, il n’a cessé de faire évoluer sa musique. Sorti il y a deux mois d’ici, Melt My Eyez See Your Future est son cinquième album. Il est non seulement le plus abouti de sa discographie, il constitue aussi déjà l’un des disques les plus marquants de l’année…
Dégel Curry
C’est en 2011 que Denzel Curry apparaît sur les radars, avec une première mixtape. Il a alors 16 ans, et attire l’attention de SpaceGhostPurrp. Le rappeur-producteur en vue de Miami l’intègre à son Raider Klan. Deux ans plus tard, alors que le collectif s’est dissout, Curry sort son premier album officiel, Nostalgic 64. Disque au son rêche, il est d’abord publié sur SoundCloud. Bientôt, la plateforme servira de tremplin pour toute une génération de jeunes musiciens, comme Billie Eilish, Lorde ou XXXTentacion. Denzel Curry connaît bien ce dernier. Les deux rappeurs habiteront même un moment ensemble. En 2016 et 2017, l’un et l’autre se retrouvent intégrés dans la “Freshman Class”, la liste annuelle des nouvelles têtes à suivre, dressée par le magazine rap XXL.
La marche en avant a toutefois un prix. Sujet récurrent à la polémique, XXXTentacion est tué en 2018, à l’âge de 20 ans. Au même moment, Denzel Curry appuie sur l’accélérateur, enchaîne les albums Ta13oo (2018) et Zuu (2019), part en tournée mondiale avec Billie Eilish, l’une de ses plus grandes fans. Il en ressort rincé. Et même dégoûté quand le Covid vient ruiner ses efforts… En novembre 2020, il tweete son ras-le-bol: “I hate rapping”. “J’en étais arrivé à devoir jouer un jeu pour tenter de plaire à un maximum de gens. Et ça ne me convenait plus. C’est toujours comme ça. Au début, il ne s’agit que de musique. Et puis, petit à petit, l’industrie, la presse, le public même, vous poussent à vous conformer à certains schémas. Tout est basé sur les chiffres: le featuring qui va faire décoller vos vues sur YouTube, le scandale qui peut vous faire gagner des abonnés, etc.”
Le piège est connu. Mais cela n’empêche pas de tomber dedans, par soif de reconnaissance et de légitimité. Cette quête, Denzel Curry avoue en avoir été la victime consentante. Il en parle sur le morceau Angelz: “I spent my whole career looking for validation” . De quelle validation parle-t-il? “ Celle de mes pairs, du public, de ma famille, de mes amis, etc. Tout le monde cherche ça, non? Ceux qui disent le contraire mentent.” N’est-ce pas malgré tout épuisant? “ Totalement. Aujourd’hui, je suis davantage en paix avec ça. Attention, j’ai toujours l’esprit compétitif. Si j’écris un couplet, je veux qu’il soit le meilleur possible. Si je pratique un art martial, je veux être au top dans ma discipline (il pratique la boxe thaï, NDLR). Et dans ma famille, je veux être le meilleur fils/frère qui soit. Mais désormais, je le fais avant tout pour moi.” Ces dernières années, Denzel Curry a également suivi une thérapie. Il ne s’en cache pas, n’hésitant jamais à s’exprimer sur les questions de santé mentale chez les artistes. Dans un titre comme Mental, il évoque ses idées suicidaires. “Avant, j’essayais d’être “parfait” pour des gens qui s’en foutaient. Aujourd’hui, je vois plus clairement les mécanismes. C’est aussi le sens du titre du disque. Quand tout ce qui obstrue votre regard commence à “fondre”, vous voyez les choses telles qu’elles sont…”
Au fil du temps, le public s’est lui-même fait une idée de qui était Denzel Curry. Jusqu’à quel point correspond-elle à la réalité? Que reste-t-il de cette image une fois qu’elle est débarrassée de tout le décorum, de la course au streaming, du grand cirque rap? “Quelqu’un comme MF Doom a réussi à produire une musique incroyable, en restant anonyme, planqué derrière un masque -même si, par la force des choses, ce masque est aussi devenu un look. Mon style aujourd’hui, c’est juste moi. I just wanna be Denzel.” Ce qui n’est pas si simple. “I have layers…” Denzel Curry est en effet multicouche, rappeur à la fois crâneur et “conscient”, fonceur et spirituel, capable de lancer un pogo ou de convoquer le piano jazz de Robert Glasper pour ouvrir son album…
Lonesome cowboy
Né en 1995, Denzel Curry grandit en Floride, du côté de Miami. Le quartier de Carol City est loin des galeries d’art chic et des plages prises d’assaut par les étudiants spring breakers. À vrai dire, dans les années 90, la situation de la ville n’est pas tellement différente de celle de Los Angeles –Denzel Curry a 12 ans, quand il est témoin d’une première fusillade…
Intéressé par la poésie et le dessin, il fréquente le Miami Carol City Senior High School. Dans les couloirs, il croise notamment Trayvon Martin, né la même année que lui. En 2012, celui-ci est abattu par George Zimmerman, chef d’une milice de quartier. À l’époque, le président Obama déclarera: “Il y a 35 ans, ç’aurait pu être moi.” Au procès, le tireur est acquitté. Le nom de Martin devient un symbole, celui de la liste, toujours plus longue, de jeunes Noirs innocents tués par balles en Amérique… “Who’s next?”, rappe alors Curry dans son morceau Zone 3, sur son premier album Nostalgic 64. En juin 2020, alors que la colère gronde après la mort de George Floyd, il sort le brûlot Pig Feet, avec le producteur Terrace Martin, dénonçant les inégalités persistantes. Sur son dernier album, le morceau John Wayne évoque encore plus clairement les brutalités policières: “911, emergency will murder me the day I call them”…
En général, c’est la culture des armes à feu aux États-Unis que pointe le rappeur. Elle n’épargne pas le milieu du rap. Ces dernières années, il se passe rarement six mois sans qu’un de ses représentants ne tombe sous les balles, de Nipsey Hussle à Pop Smoke. Récemment, un rappeur comme Vince Staples dénonçait même dans une interview la manière dont l’industrie du disque capitalisait sur cette violence, se souciant moins de la sécurité de leurs protégés que du profit à tirer. Qu’en pense Denzel Curry? « Il a raison. Les labels misent sur ces mecs issus de la communauté noire, qui commencent à buzzer. Et ils les rendent encore plus “hot” en appuyant sur le côté sex, money, drugs, et violence, parce qu’ils savent que ça fait vendre. Quitte à ce que l’artiste y perde la vie. De toute façon, pour eux, c’est juste un employé super bien payé, qu’ils peuvent remplacer du jour au lendemain. Et pendant ce temps, le gamin de 14 ans croit qu’il doit aussi passer par là pour être cool…” Comment parvient-il lui-même à raconter cette violence endémique sans la “glamouriser”? “En partant d’abord de ma propre expérience. Et sans crâner. Je veux que les gens en tirent quelque chose. Attention, j’ai aussi écouté du gangsta rap, j’aime cette musique. Mais est-ce que j’en fais moi-même? Pas vraiment.”
Pour la vidéo de son single Walkin, il s’est transposé dans l’univers du western, façon Sergio Leone. Cow-boy solitaire, il slalome au milieu d’un décor désertique entre ennemis avérés et démons intérieurs, comme une métaphore de l’expérience noire aux États-Unis. “Il y a par exemple ce groupe de Blancs un peu chic, attablés, qui vous dévisagent parce qu’en tant que Noir, vous n’êtes toujours pas censé vous trouver là. J’évoque aussi les brutalités policières avec un shérif qui ressemble à John Wayne. La seule chose, c’est que pour une fois, ce n’est pas le Noir qui tombe, mais le flic blanc. Mais plus loin, je reçois aussi moi-même des coups de couteau dans le dos, des gens de ma propre communauté. Parce que c’est aussi une réalité. Regardez ce qui est arrivé à Malcolm X…”
Avec Melt My Eyez See Your Future, Denzel Curry veut voir les choses en face. En rappeur “conscient”, certes, mais pas forcément moralisateur. La ligne entre les deux est ténue. Elle est celle qui sépare le discours collectif d’un récit plus intime, voire d’une quête plus personnelle. Dans Walkin, Denzel Curry marche d’ailleurs seul. “Tout le monde l’est, dans la vie, non?”…
Passion manga
Avec sa coupe à la Son Goku, Denzel Curry n’a jamais caché sa passion pour les anime. « J’ai grandi en regardant Dragon Ball Z, Naruto, Cowboy Bebop, Tenchi Muyo!, etc. Quelque part, je me retrouve dans les tribulations de ces personnages. Ils combattent à la fois des ennemis mais aussi des démons intérieurs, découvrent des alliés parmi leurs adversaires, etc.” En l’occurrence, c’est tout le rap qui entretient une relation privilégiée avec la culture pop nippone.
Kanye West
En 2007, le clip de Stronger multiplie les références à Akira, le classique cyberpunk de Katsuhiro Otomo. Et ce, sur un morceau qui sample Daft Punk (présents dans la vidéo), à l’époque où les Français collaborent eux-mêmes avec Leiji Matsumoto, le papa d’Albator. CQFD…
Megan Thee Stallion
Se présentant en cosplay de Shoto Todoroki (My Hero Academia) en une du magazine Paper, Megan Thee Stallion a toujours clamé son amour du genre. Sur sa première mixtape officielle, Fever, elle rappait d’ailleurs: “ When I switch my hair to blonde/I’m finna turn up like Goku”.
Orelsan
L’univers des anime a également infiltré en profondeur la scène francophone. Orelsan en tête – “J’ai regardé One Piece huit fois, les 460 épisodes” (2010, sur Le Chant des sirènes). Aurélien Cotentin a même pu jouer la voix française de Saitama, le héros de One Punch Man.
IAM
La relation entre anime et hip-hop ne date pas d’hier. Non seulement dans les textes, mais également via les samples utilisés. En 1997, sur l’emblématique L’École du micro d’argent, IAM glissait par exemple un extrait de… Goldorak, sur le morceau Nés sous la même étoile.
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