Décès de Jean-Louis Murat: quand le chanteur nous recevait chez lui (portrait)

Jean-Louis Murat
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Jean-Louis Murat est décédé, ce jeudi 25 mai, à l’âge de 71 ans. En 2014, le chanteur français nous recevait chez lui, pour une rencontre-portrait. Où il était question de saucissons, d’écriture à la plume et de Mylène Farmer. Souvenirs.

« Tuer le cochon? Je ne connaissais que ça: je devais avoir 7 ou 8 ans et chez mon oncle, c’est moi qui étais en charge de nettoyer les boyaux de la bête. Lorsqu’on la saignait, on me présentait en premier ce flot de sang rouge et chaud. D’ailleurs ici aussi, on mettait sécher les saucissons, dans le bâtiment là, devant. De là à dire que le cochon n’a plus de secret pour moi (sourire). Pour sûr, ici, on ne mange que de la viande élevée de manière naturelle: tu savais que le petit lait des vaches servait aussi à nourrir les porcs? D’où la tendresse de la viande, mes enfants ont du mal avec les repas de l’école. » Jean-Louis Murat s’arrête et regarde ce qui s’offre à ses yeux verts d’eau: des collines aux tonalités vivifiantes et cette lumière rincée par la pluie, light show modulable sur le vieux pays d’Auvergne, « centre géographique de la France, l’une des seules régions qui n’aient jamais été envahies. Tu vois, ici, en hiver, la neige peut dépasser le mètre. »

A une quarantaine de kilomètres de routes serpentées au sud de Clermont-Ferrand, Murat habite en famille avec femme et jeunes enfants, en hauteur d’une poignée de bâtisses. La sienne, spacieuse et refaite, il nous la fait visiter d’emblée. Comme la maison voisine, « acquise après la mort d’Emile », dont il aimerait changer le vaste grenier en Abbey Road. On est moins frappé par les boiseries qui dessinent plusieurs espaces consacrés à la musique que par ses bibliothèques, chargées et précieuses, résultantes de flâneries chinées, « privilèges du métier de chanteur ». Les éditions originales de Proust sont d’ailleurs sa… madeleine, le vieux Marcel étant aussi peint par Jean-Louis Murat qui « dessine moins de thèmes érotiques, un peu à cause des enfants »…

Sa tanière principale, une pièce sous toit, étale un boxon où une reproduction de Pollock domine des encriers vidés -oui, il écrit à la plume…-, des cartons entiers de cassettes et des cahiers grands formats

Sa tanière principale, une pièce sous toit, étale un boxon où une reproduction de Pollock domine des encriers vidés -oui, il écrit à la plume…-, des cartons entiers de cassettes et des cahiers grands formats. Ceux-ci sont gavés de dizaines de poèmes -jusqu’ici restés dans le ventre du père- alignés comme de vaillants soldats face à des armées d’illustrations, photos, coupures de presse. Murat le documentaliste. « Un album, entre l’écriture et l’enregistrement, me prend généralement deux mois. Là, j’ai déjà une demi-douzaine de titres pour le prochain: si une chanson est bonne, elle s’accroche à toi… »

Et puis l’oeil perce ces piles récurrentes de bouquins, mixant genres, époques, styles et formats: Pouchkine, Jules Laforgue mais aussi la BD Jim Canada qu’il lisait gamin. Les précieux sont emballés de papier kraft: « Là, c’est le top, la poésie de Pierre Louÿs: trois lignes de lui valent tellement… mais je n’ai pas dévié, j’ai toujours essayé de concilier John Lee Hooker et Rimbaud. Faut s’y tenir. J’ai l’avantage de l’inconscient et de l’autodidacte. » Dans l’album Toboggan, cuisiné à domicile, on entend les cloches des vaches.

Karcher sur les mots

La visite n’a rien d’anecdotique: ces milliers de pièces accumulées depuis l’enfance constituent le flux et l’énergie de ses chansons, son Amazone intime. Si Jean-Louis Murat était un film, ce ne serait ni Rio Bravo -dont le DVD traîne là- ni ces quelques longs métrages d’auteurs frenchies traversés au fil du temps (La Vengeance d’une femme de Doillon) mais plutôt une version provinciale et tellurique comme les volcans voisins éteints d’Aguirre, la colère de Dieu. Ayant adopté le patronyme qui était le nom du village où ses grands-parents paysans l’ont élevé, Murat-le-Quaire, Jean-Louis Bergheaud, c’est Klaus Kinski cravachant littérature et blues plutôt que les Indiens pour en tirer un Eldorado. Pas de l’or, mais des chansons de pareille valeur.

« Je ne suis pas un intellectuel mais je m’instruis »

Dans nos conversations à Bruxelles quelques jours plus tôt, il a répété sur divers modes cette sentence: « Je ne suis pas un intellectuel mais je m’instruis. » Cela l’a déjà mené sur d’étranges rivages comme cette collaboration avec Isabelle Huppert sur des textes de Madame Deshoulières (en 2001) ou l’adaptation d’un chansonnier du XIXe (1829, en 2005). Ces temps-ci, il fouille dans le latin et le grec -qu’il n’a pas appris- pour y trouver un sentiment nouveau, celui toujours impressionniste de l’aventure. Grammaticale et syntaxique: Jean-Louis dévore les dictionnaires et l’étymologie fait monter sa dose d’endorphines. « Les mots de la langue française sont encrassés, pourris par les guerres, les idéologies. On n’a jamais mis un coup de karcher sur les mots, contrairement aux Anglais et aux Américains: si je chante famille et travail, on me met tout de suite chez Pétain et Hitler (sourire). On n’a jamais décontaminé les mots, c’est comme si on vivait dans un égout, alors que, normalement, le mot est vierge. Et cela donne une sorte d’immobilité aux consciences, aux mouvements d’idée. »

Jean-Louis Murat et Mylène Farmer, Smiths et sushis

Cela irrigue forcément ses textes, sa musique, mais cette fascination pour la « culture » est symptomatique de celui qui, n’ayant pu faire d’études en temps réel, sans trop de sous à la maison, tient au processus de transmission comme à un obligatoire virus de propagation. « Je lis bien sûr des passages de livres chaque soir à mes enfants (Justine, 10 ans, Gaspard, 7 ans) ou Laure le fait, mais je ne m’arrête pas aux mots, je sais qu’il faut faire des choses avec eux, aller aux champignons pour garnir l’omelette du soir (sourire),les laisser construire des cabanes dans des bois dont ils connaissent les chemins, partir en voyage comme bientôt où l’on va visiter les lieux du Moyen Age que ma fille étudie à l’école. »

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Jean-Louis Murat, né fin janvier 1954, se marie à l’âge de 17 ans, devenant père deux ans plus tard. De ce premier enfant dont il n’a pu faire l’éducation, il dit simplement, avec fierté, « qu’ils se revoient, bien sûr, et que lui travaille aujourd’hui en fac, donnant des conférences un peu partout dans le monde ». Le savoir? Lorsqu’au coeur de son succès, début des années 90, il est invité par Mylène Farmer pour discuter d’une possible collaboration, il est surpris par la rouquine réclusive: « Je suis arrivé chez elle et elle écoutait les Smiths: on a regardé sur écran géant un film de Tarkovski -dont elle possédait l’intégrale- en mangeant des sushis. Cela m’a plu (sourire). » Le duo Regrets, sorti en juillet 1991, fait troisième au Top 50 et se vend à 300 000 exemplaires. Mylène banquera aussi pour le mini-film en 35 mm Murat en plein air: ode à l’Auvergne, déjà, où le chanteur boucle une paire de titres dans une chapelle du XIIe siècle, Notre-Dame de Roche-Charles.

Tout est bon dans le Rochon

Murat a longtemps séjourné à Paris, « à 50 % du temps, Laure et moi y avions même un pied-à-terre, aujourd’hui, ce serait plutôt 85 ici et 15 là-bas. Synchro avec le nouveau disque, on m’a proposé des trucs sur Canal mais c’est bientôt les vacances d’octobre avec les enfants, et cela se prépare (sourire). » On prend sa jeep pour serpenter jusqu’au Lac de Guéry, une dizaine de minutes de conduite dans un décor qui ferait un assez bon Twin Peaks. Pinèdes épaisses, creux et bosses sculptés par des éternités d’éruption, pâturages perchés, on ne s’y bouscule pas: « Les gens n’ont commencé à vivre dans les hauteurs qu’au XIXe siècle et il y a toujours peu de population. En famille, on va se baigner dans un autre lac que celui-ci, Guéry, interdit parce que vaseux: en hiver, l’eau y est gelée à une telle épaisseur qu’il faut creuser la glace pour pêcher. »

Il n’y a aucune illusion à se faire: un artiste qui ne vend pas un minimum n’existe pas!

Si Paris semble devenu l’arrière-base de Murat, il fut un temps où davantage de coquetterie et de médiatisation étaient de mise à Paname. Même s’il n’a jamais été un Goldman des ventes, Murat, belle gueule, belles chansons, fut le chéri de ces dames et de publications telles que Libération et Les Inrockuptibles. D’où peut-être un dandysme provoc et cette réputation d’éventuelle diva venimeuse. Ou simplement difficile. Tout cela semble aujourd’hui en retrait, même s’il aime toujours les sentences définitives (« le cinéma, c’est rien »), provocs qui feront ricochet dans les médias. S’il n’est pas exempt d’un coup de gueule salutaire comme envers la rédac chef de Closer (1), le zénith de la controverse semble aussi loin que l’époque du prolifique marché musical: « Mon plus grand succès commercial? Je pense que c’est Le Manteau de pluie(1991) qui a dû se vendre à 200 000 exemplaires. Le dernier en date, Toboggan (2013), doit tourner autour des 30 000, soit quatre ou cinq fois moins qu’avant la « crise » du disque. Il n’y a aucune illusion à se faire: un artiste qui ne vend pas un minimum n’existe pas! »

Jean-Louis Murat, omble chevalier

En pénétrant dans l’auberge où le Murat garde ses habitudes, Alexandre Rochon nous attend. Ce musicien que d’autres publications qualifieraient volontiers de « jeune premier » est le conducteur de The Delano Orchestra, groupe fertile de Clermont qui partage la confection du nouveau double album, Babel. Murat dira qu’il ne « passera pas forcément sa vie avec eux » tout en laissant pointer son admiration pour la bande, en particulier pour Alex, également réalisateur du clip naturaliste de J’ai fréquenté la beauté tourné dans les environs. Assez compréhensible dans la mesure où ce Babel juteux multiplie les références directes aux voisinages. Certes, Murat cite son biotope depuis toujours –Col de la Croix-Morand (2) date de 1991- mais ici, il semble vraiment en manque de topographie locale. Rien que les titres de Babel forment un guide régional (Neige et pluie au Sancy, Le Jour se lève sur Chamablanc, Col de Diane, Dans la direction du Crest). Traversés de causes et de sensations campagnardes, même si Alex, lui aussi petit-fils de paysans, pointe le gap entre intention et réception: « J’ai fait écouter le disque à ma grand-tante, elle peut adhérer aux textes mais pour la musique, c’est plus difficile. »

Sourires devant l’omble chevalier, salmoné pêché au lac en face. Christophe Pie, le batteur de Delano, arrive pour le poisson et le vin rouge, lui aussi des environs. Il se souvient d’avoir vu le Murat dans son premier groupe, Clara, fin seventies, et d’avoir été impressionné par le loustic sur scène. Qui, dès ses débuts, rompt avec la tradition des reprises -ni Stones, ni Who, ni surtout Beatles qu’il « déteste« – et trace avec son premier single solo en 1981, Suicidez-vous, le peuple est mort, une voie sanguine et sentimentale jamais démentie. Imprégnée d’une forme de défiance endogène envers les règles sociales et d’un amour immodéré pour les reliefs de la langue française. Et les montagnes tout court. Murat: « On a ce projet de jouer Babel l’été prochain lors des Fêtes de la Saint-Jean au sommet du Puy de Dôme qui pointe à 1465 mètres. Dans le Temple de Mercure. » Un temple gallo-romain du IIe siècle qui domine le paysage, ce qui n’est pas une mauvaise définition de l’Auvergnat.

(1) CHEZ RUQUIER EN 2010.

(2) COL DU MASSIF CENTRAL, PROCHE DE CLERMONT- FERRAND.

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