De Benny B à Hamza, ce que la musique belge doit au Maroc
Leurs parents ne pensaient pas forcément rester. Cinquante ans après la signature des accords bilatéraux entre la Belgique et le Maroc, les enfants issus de l’immigration ont notamment trouvé dans le rap une manière d’exprimer leur double identité, de Benny B à Hamza…
IMPORT-EXPORT: Chaque semaine de l’été, gros plan sur ce que la musique made in Belgium doit à ses communautés venues d’ailleurs.
Comme souvent, cela démarre par une blague. La Belgique s’est branchée sur le punk avec Ça plane pour moi. Elle a inauguré ses marottes électroniques avec l’humour synthétique et pince-sans-rire de Moskow Diskow. Pour le rap, elle pourra compter sur Vous êtes fous! C’était il y a tout juste 30 ans. Pour la première fois, un morceau hip-hop rappé en français parvenait à trouver le chemin du grand public. Il est l’oeuvre d’un trio, constitué de Benny B, Perfect et Daddy K. Le premier tient le micro, le deuxième danse, tandis que le dernier scratche. Mais aucun n’est dupe de la manoeuvre. Avec son gimmick cartoonesque et son beat eurodance, Vous êtes fous! tient à moitié de la plaisanterie. N’empêche: il s’en vend par camions entiers. Un exploit pour une culture encore vue à l’époque comme une mode passagère.
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Mais ce n’est pas tout. Si un morceau comme Vous êtes fous! marque les esprits, c’est aussi parce qu’il propose un nouveau type de « poster boy », totalement inédit jusque-là. Il a beau être encadré par deux visages bien blonds (pour rassurer les familles?), Benny B est bel et bien issu de l’immigration, marocaine en l’occurrence. C’est une grande première. Pendant longtemps, il restera même une exception dans un paysage pop belge fort « blanc »…
Quand le succès lui tombe dessus, Abdel Hamid Garbaoui de son vrai nom a à peine 20 ans. Au milieu des années 60, ses parents ont quitté Tanger pour tenter leur chance en Belgique. Ils ne sont pas les seuls. C’est en effet à ce moment-là que démarre réellement l’histoire de l’immigration marocaine. À bien des égards, elle est particulière, car organisée et planifiée par les deux pays concernés… Avec une économie qui tourne à plein régime, la Belgique manque de bras, notamment pour descendre dans les mines. Jusque-là, elle a pu compter sur les travailleurs venus notamment d’Italie. Mais après la catastrophe de Marcinelle, le gouvernement transalpin arrête d’envoyer ses ressortissants creuser le sol belge. Après s’être tourné vers l’Espagne et la Grèce, la Belgique envisage alors d’attirer des forces marocaines.
Un accord bilatéral est signé en 1964. La presse l’évoque à peine. Il faudra même attendre 1977 pour qu’il soit publié officiellement au Moniteur. À ce moment-là, il est devenu de toutes façons complètement caduc. Les années dorées sont en effet terminées. La crise économique a frappé. La pénurie de main-d’oeuvre a laissé place au chômage de masse. L’idylle aura duré dix ans…
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Sono mondiale
Les travailleurs marocains ne pensaient pas forcément rester. Mais, avec le temps, les enfants sont arrivés et ont grandi en Belgique. Difficile d’encore repartir. D’autant que les économies engrangées ont fondu comme neige avec la crise. « Pour mes parents, c’était pourtant clair, explique le chanteur Mousta Largo. L’optique était de rester une dizaine d’années pour accumuler un petit matelas financier et retourner au pays. Pour nous, c’était parfois un peu schizophrène. À la maison, on parlait en arabe; chaque été, on retournait au Maroc. Mais, pendant le restant de l’année, je regardais Goldorak comme tous mes copains belges. »
La seconde génération sera donc forcément mixte. Né en 1968 à Schaerbeek, Mousta Largo écoute, par exemple, aussi bien Nass El Ghiwane, « les Beatles du Maroc » , que Carlos Santana. En 1986, il tombe sur un Arabe, Rachid Taha, qui, avec son groupe de rock, baptisé malicieusement Carte de séjour, se permet de reprendre le Douce France de Trénet. C’est l’époque du mouvement « Touche pas à mon pote » et ce qu’on appellera plus tard la sono mondiale.
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Alors, quand il rencontre Marc Van Eyck et Philippe Vanheer, Mousta Largo se dit qu’il y a peut-être quelque chose d’intéressant à imaginer. Une sorte de « stoemp-couscous », qui fusionnerait la culture rock des deux premiers et son propre héritage culturel marocain. En 1993, le trio réussit à se faire programmer en première partie du concert carolo de la superstar du raï, Cheb Khaled, qui vient alors de sortir son tube Didi. Un peu plus tard, Jean-Louis Foulquier, patron des Francos de la Rochelle, fait jouer Largo en première partie des Négresses vertes. « Mais les conditions techniques étaient vraiment catastrophiques. Pour nous remercier d’avoir quand même assuré le spectacle, il nous a offert un « spot » juste avant Maxime Le Forestier aux Francos. Ce jour-là, quand on est redescendus de scène, un gars du label BMG était là pour nous faire signer un contrat de disques. » En 1997, le trio se retrouve encore envoyé pour chanter aux Jeux de la francophonie, à Madagascar. Sur scène, Mousta Largo se marre: « J’avais présenté mes deux camarades, en faisant croire que le premier venait d’Istanbul et l’autre de Casablanca, alors qu’il n’y a pas plus mérovingiens qu’eux (rires) . Et bien, il y a quand même eu un élu pour s’indigner, via une question parlementaire, qu’on ait envoyé un Turc et deux Arabes pour représenter la Belgique (rires) ».
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En Flandre aussi, on investit le grand mix. À Anvers, en 1993, le bourgmestre socialiste Bob Cools veut profiter de son titre de capitale européenne de la culture pour promouvoir une plus grande diversité. La démarche n’est pas tout à fait innocente. C’est aussi une manière de réagir au « Zwarte zondag »: lors des élections fédérales de novembre 1991, le Vlaamse Blok avait alors (déjà) triplé son nombre de votes… Tombé très tôt dans le jazz, le saxophoniste Luc Mishalle se retrouve intégré dans l’équipe de programmation. Fasciné notamment par les percussions du Maghreb, il soumet « un projet de big band marocain, baptisé Marakbar, une formation assez pop, avec des jeunes de 16 à 25 ans« . Elle fera un carton. Par la suite, Mishalle ne cessera plus de jouer avec ces sonorités orientales, que ce soit avec Rai Express ou plus récemment Marockin’ Brass. « Mais je dois bien constater qu’entre-temps, la vague world music qui a porté tout ça a quand même largement disparu. » La mode est passée. À bien des égards, les musiques « traditionnelles » sont retournées dans leurs communautés respectives.
La jeune génération issue de l’immigration préfère alors s’emparer d’un nouveau format, plus accessible, plus innovant. Il n’est plus question de mélanger deux mondes, mais d’en créer un troisième qui les englobe tous: le hip-hop.
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La matrice hip-hop
On a évoqué plus haut Benny B. Il n’est pas le seul à accrocher au mouvement dès ses prémices européennes. Fondateur de la Brussels Rap Convention, Défi-J a des origines marocaines. Un peu plus tard, à Schaerbeek, le collectif CNN est notamment animé par Youssef El Ajmi, alias Rival. Quand on le contacte, il est justement en déplacement du côté d’Agadir… « Le hip-hop, c’est non seulement la musique, mais aussi la danse, le graff. Et puis également une philosophie de vie, dont l’idée de base est de chercher à transformer les énergies négatives en source de créativité. À la fin des années 80, Schaerbeek était vraiment considéré comme une plaque tournante de la drogue. De fait, on avait ça tous les jours sous le nez. Cela devenait presque banal. Or, le hip-hop permettait de sortir de ça. Il vous montrait qu’il existait autre chose, qui se passait toujours dans la rue, mais qui était moins risqué, plus positif. »
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La jeunesse belgo-marocaine, celle qui se fait encore régulièrement insulter de « bougnoule » dans la rue, peut non seulement s’identifier facilement aux revendications rap de la minorité afro-américaine, victime de racisme aux États-Unis. Elle trouve aussi dans le hip-hop une musique bâtarde, qui peut incorporer toutes ses identités. À moitié marocain par son père, le rappeur JeanJass l’exprimait récemment, à sa manière, sur le single L’Amérique, sorti avec son compère Caballero: « Sur mon passeport, c’est la Belgique/Dans ma rue, c’est le Maroc, avant de conclure, fidèle à lui-même: et dans mon joint, c’est l’Amérique« . Public métissé, les deuxième et troisième générations trouvent dans le rap une musique qui ne les oblige pas à trancher.
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Pas évident quand les crispations identitaires du moment poussent justement de plus en plus à choisir son camp? Rival: « Ces dernières années, c’est vrai que pas mal de choses ont changé. C’est pour ça qu’après les attentats de Bruxelles, on a lancé un projet baptisé NouéVou dans les écoles. Je rappe, à côté d’un beatboxer turc et d’une violoniste klezmer. L’idée est d’engager ensuite le débat avec les gamins, et de leur dire notamment que personne n’a le droit de leur dire qu’ils ne sont pas belges. » Ce qui ne veut pas dire, à l’inverse, qu’il faut effacer toutes traces des racines familiales. La chanteuse Laïla Amezian, par exemple, a toujours évité de se fixer, zigzaguant entre les genres et les domaines, du jazz au post-rock, du théâtre à la danse. « Entre la culture marocaine à la maison et le mode de vie belge au dehors, il n’est pas question de se retrouver le cul entre deux chaises. Mais de trouver sa propre chaise. Sinon, vous naviguez dans un vide permanent. » De cette « instabilité », Laïla Amezian a fait sa force. Récemment, elle a ainsi lancé la chorale les Fatmas de Belgica. Pour le coup, l’initiative tient davantage de la transmission. « La première génération s’en va tout doucement. La volonté est de ne pas perdre tout à fait le fil, sans se fermer pour autant à des angle plus occidentaux. » Du côté du VK, à Molenbeek, le centre culturel flamand/salle de concert a lancé, lui, un appel à projet pour revisiter l’oeuvre de Mohamed Rouicha, le « Toots Thielemans de l’Atlas » qui a révolutionné la musique berbère. Y compris en invitant des rappeurs/slammeurs/DJ/producteurs à s’emparer de son oeuvre.
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La sauce
Il ne faut donc pas forcément s’amputer de ses racines (« Au nom de quelle intégration, je devrais être un autre? », clame Rival sur Comme on est venu). À fortiori depuis que le Net a aplati les frontières et flouté les identités. Hamza, par exemple, est l’une des plus grosses stars du rap francophone actuel. Né à Laeken, en 1994, il a pu sampler Ya Rayah, le classique de Dahmane El Harrachi, ou tourner plusieurs clips du côté de Marrakech. Et pourtant, il reste bien le plus « américain » des chanteurs belges. Dans un autre genre, le jeune Lord Tawsen concocte en français dans le texte une chanson R’n’B bourrée d’inflexions et de références liées à son pays d’origine, tandis que le phénomène du Net ICO pratique, lui, l’humour au douzième degré avec un jusqu’au-boutisme qui ne peut que faire écho à la tradition surréaliste snulesque du coin.
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D’un côté, le Net a encore permis à Tiiw Tiiw de produire dans son studio bruxellois des tubes pop-rap-chaâbi, inconnus du grand public belge, mais qui explosent le nombre de vues sur YouTube, dépassant de (très) loin les scores des stars pop locales actuelles, type Angèle. De l’autre, le Web a donné l’opportunité à un producteur comme Gan Gah, arrivé à Bruxelles il y a maintenant huit ans, de bidouiller une musique électronique qui intègre des éléments de la musique nord-africaine et orientale. À partir d’une même trame, des milliers de possibilités. Comme dirait Hamza, « mélange la sauce, la sauce« …
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En 2009, Nabil Ben Yadir cherche un morceau pour accompagner le générique de son film Les Barons. Pour son premier long- métrage, le réalisateur molenbeekois a imaginé un buddy movie, centré sur le « quartier ». Tourné à Bruxelles, il évite notamment les clichés du genre pour proposer une comédie sociale feel good, comme on en a rarement vu sur les écrans belges. Pour la BO, Nabil Ben Yadir décide finalement de demander le concours d’Arno. Cela donne le morceau Ça monte, peut-être pas le plus connu de son répertoire, mais qui va permettre à l' »Ostendu » d’accompagner sa poésie burlesque de cordes orientales, dirigées par Rafik El Maai, pointure de la musique arabo-andalouse, né à Tanger, mais installé à Bruxelles.
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