Dans les coulisses de Karbon Kabaret, l’opéra urbain 100% liégeois
Le 19 septembre, la Cité ardente s’offrira un opéra urbain, dirigé par Fabrice Murgia. Sur la place Saint-Lambert, une grande fresque sur la ville, entre musique, danse, fanfare, vidéos… Reportage en coulisses.
Juillet dernier, du côté de Sprimont, à une encablure de Liège. Au studio Koko, les organismes ont eu un peu de temps pour récupérer des agapes musicales du week-end: l’édition 2015 du festival des Ardentes a vécu… Grosses pointures internationales et héros locaux s’y sont côtoyés durant quatre jours, en bord de Meuse. Avec Starflam, Kaer s’y est offert la grande scènele jeudi; quant aux Experimental Tropic Blues Band, ils ont présenté le samedi leur projet The Belgians dans les halles des foires de Coronmeuse… Trois jours plus tard, le premier et les seconds se retrouvent à Sprimont. Mission: mettre en boîte un titre en commun. Kaer: « Cela doit être jouable… Si le morceau est bien et qu’on s’est pas mis sur la tronche d’ici là » (rires). Rassembler sur un même titre le rappeur -membre de l’une des formations hip-hop les plus importantes du royaume-, et le plus furieux des groupes de rock garage de la principauté est en effet tout un pari. Ça doit être ça, l’effet Karbon Kabaret…
Prévu le 19 septembre, l' »opéra urbain » mis en scène par Fabrice Murgia a décidé de voir grand. Et surtout de rassembler. Y compris les contraires: la tradition et le moderne; le populaire et l’expérimental; la haute culture et les disciplines issues de la rue. Ou, comme ce jour-là, le rap et le rock. Le prétexte? Les Fêtes de Wallonie, et l’envie, pour une fois, de ne pas se contenter de l’affiche variétoche gratuite, traditionnellement programmée sur la place Saint-Lambert. Une manière peut-être aussi pour Liège de rincer une bonne fois pour toutes les dernières frustrations, celles de ne pas avoir été désignée Capitale européenne de la culture -au point d’ailleurs de s’associer avec sa rivale Mons 2015 pour l’événement. Wallonie united…
Le budget débloqué pour l’occasion est plutôt conséquent -665 000 euros, pour moitié sortis de la poche de la province. La volonté est néanmoins d’éviter le clinquant facile. Au programme, pas de grandes stars passe-partout. A la place, Karbon Kabaret a décidé d’investir le terrain, et de miser sur les énergies locales. Et des forces vives, il y en a un paquet à Liège, et dans sa région. Des Prizon Break Rockerz, danseurs hip-hop spectaculaires (au point de se retrouver en demi-finale de l’émission Arabs Got Talent), en passant par un groupe rock comme Roscoe, la drag queen Peggy Lee Cooper, ou encore la fanfare cycliste du Royal Guidon Hesbignon (sic)…
Straight Outta LG
Fantasque, Karbon Kabaret? Coloré en tout cas. Avec Tchantchès évidemment (en version XXL, de 7 mètres de haut), mais pas que… Leader du groupe MLCD, Michaël Larivière (alias Redboy) épaule Fabrice Murgia, en se chargeant de la coordination musicale de l’événement. Il explique la démarche: « L’idée de départ était celle d’une création autour des traditions et du folklore. Mais on en est vite sortis. L’exercice consiste davantage à illustrer l’esprit liégeois, en s’appuyant sur des artistes de maintenantpour raconter la ville. Le projet fonctionne notamment beaucoup sur la collaboration, et l’échange. C’est quelque chose que les gens cultivent beaucoup ici. Le titre qu’on est en train d’enregistrer pour le spectacle en est un bon exemple. » Kaer appuie: « Puis, faire rapper les Tropic, si ça, c’est pas folklorique! »
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Pour l’heure, Jean-Jacques alias Boogie Snake est à genoux sur la moquette du studio. Penché sur sa guitare, il cherche le larsen qui fait mouche. Pendant ce temps-là, les autres réécoutent les premières ébauches du morceau. Kaer dans le micro: « J’ai l’esprit de Liège/Mordant comme l’esprit de sel/La capitale du monde,/c’est pas Paris ni Bruxelles. » En plein ego-city-trip, le rappeur… « Au départ, j’étais parti sur quelque chose de plus virulent, de plus revendicatif. Mais on a pas mal discuté avec Jérémy et on a un peu recadré. » Connu aussi sous le doux sobriquet de Dirty Coq, le guitariste/grogneur des Tropic explique: « Avec les Tropic, on écoute pas mal de rap américain. Mais plutôt des trucs un peu barrés, comme Tyler The Creator ou Run The Jewels… Pour le morceau, je suis venu avec la musique, Kaer avec le texte. Au départ, il était plus « social », plus « engagé ». J’ai proposé d’aborder pour une fois le sujet de manière plus légère, plus « déconne ». Plus rock’n’roll en fait. Rouler des mécaniques à l’américaine, mais à Liège! »
Le morceau est donc intitulé LG (prononcez »elledji »), et fanfaronne façon « Wallifornia Love ». « Sors ta liasse, mets la bouteille les verres et sur la table/on sait faire la fête dans la gloire et la défaite. » Santé!
La part du Hasard
Une semaine plus tard, autre décor, autre « casting ». Rendez-vous est donné devant l’entrée des anciens charbonnages Hasard, à Cheratte. Le passé minier de la région, Karbon Kabaret ne pouvait raisonnablement pas faire l’impasse dessus. Incontournable, il dessine encore et toujours la géographie de la région. « Le site de Cheratte, par exemple, fait partie d’un chapelet de charbonnages, qui suit la route jusque Jupille », explique Mayo, l’un des guides du jour. Avec Didier, également présent, Mayo fait partie de Mosa Urbex, collectif liégeois d’exploration urbaine. Toujours à la recherche d’un immeuble abandonné ou d’un site industriel désaffecté à photographier, Mosa Urbex a fait de la région son terrain de jeu de prédilection. C’est Michael Nicolaï qui a été les chercher. Ancien graffeur, membre comme Kaer de Spray Can Arts (structure de soutien et de promotion du street art à Liège), Nicolaï coordonne le volet arts visuels de Karbon Kabaret. Il s’occupe notamment des vidéos qui seront projetées sur les façades durant le spectacle. A Cheratte, il sait qu’il trouvera le matériel nécessaire pour illustrer le passé industriel de la ville. « C’est une région en pleine mutation, comme l’a encore montré la fermeture des hauts-fourneaux. Il faut qu’on rebondisse. »
Le charbonnage de Hasard est l’une des nombreuses plaies ouvertes du bassin minier. Le témoin fantomatique et défoncé d’une époque révolue. Avec un premier puits creusé dès la moitié du XIXe siècle, le site a occupé jusqu’à 2000 ouvriers au plus fort de son activité. A sa fermeture, en 1977, quelque 600 personnes y travaillaient encore… Par la suite, le site sera rachetépour une bouchée de pain par un promoteur immobilier, qui n’en fera jamais grand-chose. Avec le temps, il deviendra également un « spot » réputé chez les amateurs d’urbex. Entre-temps, d’autres « visiteurs » moins bien intentionnés sont aussi passés par là: « Les bobines de cuivre, c’est la première chose qu’ils ont emportée… », explique Mayo. Il se raconte même qu’à un moment, un ancien mineur, un certain Mr Gomez, avait pris l’initiative de s’installer sur le site et de faire payer aux « touristes » un droit d’entrée…
Zone à risques
Il faudra attendre 2013 pour que la Région exproprie et reprenne la main. Aujourd’hui, c’est la SPI, l’agence de développement économique pour la province de Liège, qui est en charge du site. A elle de mener la réhabilitation de l’ancien charbonnage dont une partie des bâtiments est classée. Récemment, la SPI a installé des barbelés au-dessus des murs principaux. Plus loin, des grilles ont également été placées pour repousser les curieux. « S’il y a des colsons, ce n’est pas pour moi, prévient Mayo. Je ne passe pas. On ne force rien, on n’emporte rien, on ne bouge rien: ce sont les règles de base. » Il faudra trouver un autre chemin…
Sur le site, la végétation a pris ses aises. Elle est partout, et a explosé la verrière de la salle où les mineurs venaient chercher leur paie. Un peu plus loin, on tombe sur la salle de douche -et là, pendus à des crochets, une chemise, et des pantalons maculés de boue… Accolée aux bâtiments, la tour d’extraction aux allures néogothiques a conservé toute son aura, imposante. Des escaliers en fer mènent au dernier étage. Pour grimper jusqu’au toit, il faut alors encore emprunter une échelle -et ne pas souffrir de vertige. En guise de récompense, une vue imprenable sur tout le site et la vallée de la Meuse. « Fais quand même attention, reste bien au bord: la structure en bois est en train de s’effriter au milieu… »
Le site reste en effet piégeux, voire très dangereux. Et pas seulement sur les hauteurs. En bas, la dalle du puits n°2 est explosée, énorme béance qui donne sur plusieurs mètres de vide. Plus loin, l’entrée d’une galerie sous-terraine a été scellée, fermée par une grille. Couché sur le sol, un panneau prévient: « atmosphère vicié (sic) et pauvre en oxygène/risques de malaise et de noyade/risque d’irruption brutale d’eau »… Que va devenir le site de Cheratte? La SPI doit commencer les travaux de réhabilitation à la fin de cette année, avant de partir à la recherche de partenaires, pour donner une seconde vie au site…
En attendant, tout le monde est redescendu dans la cour centrale. Dans un bruit d’essaim d’abeilles, un drone décolle pour effectuer des prises de vue aériennes du site, pour l’événement du 19 septembre. La machine trace vers le premier puits d’extraction puis rebrousse chemin et repasse en dessous de la « belle-fleur », l’autre tour monumentale. Ouverte à tous les vents, elle est toujours ponctuée à son sommet d’une gigantesque bobine. Avant de repartir, on monte y jeter un dernier coup d’oeil. « Regarde! », souffle alors Mayo, en appuyant sur l’énorme rouage: « Elle tourne toujours! »…
KARBON KABARET, DÈS 20H30, PLACE SAINT-LAMBERT, LIÈGE. GRATUIT. LE SPECTACLE SERA SUIVI D’UN BAL ÉLECTRO ET D’UNE AFTER-PARTY AU CADRAN, DÈS MINUIT. INFOS: WWW.KARBONKABARET.BE
Comment se passent les dernières répétitions?
Très bien. On est dans les temps. Jusqu’ici, on a été bien organisé. C’était nécessaire. Avec plus de 260 personnes impliquées, cela fait pas mal de monde à coordonner. Surtout quand ils viennent d’horizons artistiques aussi différents. C’est le plus fascinant à observer: voir toutes ces disciplines se croiser et se rencontrer. Cela fonctionne parce que tout le monde joue le jeu. Que ce soient les majorettes, qui ont accepté de se joindre à quelque chose de contemporain, ou les graffeurs, qui se frottent à des valeurs plus patrimoniales.
C’était l’enjeu de départ de Karbon Kabaret?
Au début, il était question d’un spectacle autour du folklore local. Mais très vite, on a élargi la fenêtre de tir. Je voulais venir avec mon monde. Et j’avais surtout envie de décloisonner, de croiser les genres. On verra le jour même si le spectacle est une réussite ou pas. Mais déjà on peut dire que le pari de la rencontre est gagné. Vous savez, attribuer autant de moyens à une création est plutôt rare. Il était donc nécessaire que Karbon Kabaret célèbre ces valeurs culturelles, tout en servant de moteur de rencontres. Des gens qui ne se connaissaient pas ont appris à bosser ensemble, et vont continuer à la faire après l’événement.
Comment fait-on pour trouver le fil entre autant d’intervenants?
Dans ce type de grand spectacle, il y a une loi du genre, incontournable: l’histoire est un prétexte au spectacle lui-même. Je n’ai pas l’habitude de cela. Il a donc fallu procéder à l’inverse: mettre toutes les pièces sur la table et regarder ce qu’elles racontaient. A partir de là, il est plus simple de mettre en scène une histoire, ou en tout cas un certain esprit de la ville, de Liège. En quoi consiste-t-il? C’est assez particulier. Il a quelque chose d’à la fois familial et en même temps frondeur. Une structure comme Spray Can Arts, par exemple, existe depuis longtemps. Son travail est reconnu au niveau européen. Mais pourtant, le graff à Liège est très peu valorisé, l’ASBL elle-même ne reçoit des subsides que depuis peu de temps. Il faut donc se débrouiller. Il y a un esprit de camaraderie, qui est commun à pas mal de régions ouvrières. Il y a une histoire, et des valeurs qui l’ont accompagnée. Comme un respect du travail.
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