Dans la fournaise rock et underground d’Istanbul

Elektro Hafiz, un vendredi soir à Istanbul. © Mehmet Taylaner
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors qu’Elektro Hafiz se produira à Bruxelles le 29 avril dans le cadre de Balkan Trafik et que les élections présidentielles turques approchent à grands pas, Focus est parti le temps d’un week-end prendre le pouls de la scène rock et underground stambouliote.

L’Empire ottoman a recouvert les Balkans pendant 500 ans. Tout ce que tu peux y entendre a donc toujours cette touche ottomane et indirectement stambouliote.” Nicolas Wieërs, le patron carolo installé en Moldavie de Balkan Trafik, explique ce qu’Elektro Hafiz fait dans son affiche. On est vendredi en fin d’après-midi dans un bar jouxtant le Babylon, une assez grande salle de concert d’Istanbul à la fois moderne et industrielle où le groupe doit se produire le soir-même. “Quand on a commencé le festival, on était beaucoup dans le traditionnel. Bregovic, Kusturica. On ne trouvait pas aussi facilement que ça par exemple, il y a 17 ans, au Kosovo, un groupe de rock qui sortait du lot. Historiquement, ici à Istanbul, il y a eu ce fameux rock anatolien psyché qui a cartonné et une plus jeune génération a aujourd’hui repris le flambeau.” Elle est notamment emmenée par Gaye Su Akyol, qui jouait récemment à l’Ancienne Belgique dans le cadre du BRDCST, son festival pointu et défricheur. “J’affectionne particulièrement ce style de fusion. Le mélange. Les rencontres. Le concept d’Istanbul est magnifique. Istanbul, c’est le pont entre l’Asie et l’Europe.Et j’aime bien, moi, ériger des ponts”, poursuit Wieërs.

Elektro Hafiz aussi. Le groupe entremêle depuis une dizaine d’années les musiques occidentales et turques. Ce soir-là, il embarque sur scène un rappeur et termine son concert en invitant le public à une danse traditionnelle. Tout le monde tourne en rond dans un grand cercle en se tenant par le petit doigt. L’expérience est plutôt surréaliste. “Je ne peux pas expliquer notre musique, résume son batteur Onur Öztürk. Je peux juste dire qu’elle est orientée rock et punk avec des motifs turcs.Désolé pour moi, ce n’est pas turc. C’est stambouliote, s’empresse de préciser le chanteur, guitariste et joueur de saz Demir Kerem Atay. La musique turque est faite par des Turcs. Mais nous, on joue aussi de la musique kurde, arabe et grecque, de Turquie je vais dire pour être politiquement correct. Je suis né à Istanbul. C’est de la musique d’Istanbul.

Fils d’un batteur qui lui a transmis sa passion, Demir Kerem Atay n’habite plus en ville depuis dix ans. Il s’est installé en Allemagne, à Cologne, avec sa moitié qui en est originaire. Est-ce que la fenêtre de l’Orient est un bon endroit pour être un musicien? “Pas vraiment en ce qui me concerne. C’est pour ça que je suis parti. Je n’arrivais pas à gagner ma vie convenablement. Pas même à survivre d’ailleurs.On lui demande si c’était la faute à un manque de public, d’endroits où jouer, à une absence totale d’aide des autorités… “C’était tout ça à la fois. Mais je ne suis pas inspiré par l’Allemagne. C’est Istanbul qui artistiquement me nourrit. J’ai des réserves.

Onur, lui, n’a jamais bougé. “Istanbul reste un très bon endroit pour un musicien qui veut se frotter à différents types de musique. C’est une ville si cosmopolite, chaotique aussi,que tu as l’embarras du choix. Mais quand tu es un artiste ou un musicien qui touche peu de gens, qui n’est pas mainstream, il est très difficile de gagner sa croûte. Moi, je suis ingénieur en mécanique et j’ai uneagence musicale. On crée de la musique pour le milieu de la publicité et des médias. Sans ça, je ne m’en sortirais pas.

Aybike Celik et Yann McDowell se désaltèrent au Karga.
Aybike Celik et Yann McDowell se désaltèrent au Karga. © Mehmet Taylaner

La scène underground pourtant vit. Elle a même l’air de bouillonner pour le moment. “Le hip-hop est très populaire et on a vu arriver une nouvelle vague rock depuis sept ou huit ans, je dirais. Une vague de jeunes groupes qui utilisent très bien Internet et les réseaux sociaux. Quand on jouait ensemble avec notre projet précédent (Fairuz Derin Bulut), c’était vraiment compliqué d’accéder aux gens. Il fallait tourner le plus possible pour qu’ils nous entendent. C’est plus facile aujourd’hui. Je pense à Gaye Su Akyol, à Lalalar… Ça reste une très petite communauté. Tout le monde se connaît. Je ne sais pas combien on est. Une cinquantaine peut-être.

Coups de boutoir

Vibrante, bourdonnante, Istanbul est une ville qui ne dort jamais, mais Erdogan a profité de la pandémie pour imposer une interdiction de la musique live après minuit, ensuite décalée à 1 heure du matin. “Le virus s’en est allé et les règles n’ont pas changé. Je pense qu’ils ont peur que les gens se rassemblent, qu’ils partagent leurs idées, qu’ils deviennent une communauté. L’an dernier, Mor ve Ötesi, les Muse turcs ont joué dans un stade de 45-50 000 personnes. C’était comme une manif. Le pouvoir ne veut pas que les gens se retrouvent et puissent s’entendre pour bloquer sa marche en avant.” La police a beau relâcher la pression, avoir tendance à fermer les yeux, les règles sont toujours là. Menaçantes. “Je ne pense pas que quiconque puisse détruire ces communautés, commente Yann McDowell, un ancien étudiant de l’ULB installé à Istanbul où il tape dans le proto-punk et les ballades urbaines avec son groupe The Strains. Interdire la musique vivante après minuit a été une attaque frontale, mais les citoyens ont désobéi en masse. Très vite, ils ont fait comme s’ils avaient oublié ces règles. Les autorités ont grignoté la liberté de chacun très graduellement. Ce qui a déprimé et fâché pas mal de gens. Mais il y a toujours eu beaucoup de résilience malgré des amendes très salées.

L’interdiction des publicités pour l’alcool en 2013 et la dévaluation de la lire turque avaient déjà fait extrêmement mal au secteur de l’événementiel. “Il y a encore beaucoup de salles mais si tu penses en termes de moyenne, c’est ridicule par rapport au nombre d’habitants de cette ville, estime Onur Öztürk. Il devrait y en avoir bien davantage. On en aurait besoin de trois ou quatre fois plus… Dans les années 90 et début 2000, Istanbul était en plein boom avec la vie nocturne, les concerts. Nos potes qui venaient d’Europe étaient épatés par ce qu’il se passait ici. Mais après 2000, la scène a changé. Le profil et le comportement des touristes aussi. Certains lieux se sont transformés d’eux-mêmes pour entrer en adéquation avec le business. Des salles de concerts sont devenues des bars à chicha.

Pendant la pandémie, l’arbitraire semble avoir régné en maître. Certains bars et restaurants ont pu rouvrir. Tandis que d’autres, comme le Karga, ont dû rester fermés pendant des mois. “Tu n’es pas soutenu par le gouvernement à moins que tu y aies tes entrées”, a-t-on entendu plusieurs fois sur le week-end. Les artistes ont terriblement souffert et été livrés à eux-mêmes. En octobre 2020, l’info circulait qu’une centaine de musiciens s’étaient suicidés depuis l’arrivée du virus. Plusieurs centaines d’autres ayant dû opérer des changements de carrière drastiques.

Censure?

C’est dans ce fameux Karga, club mythique à l’entrée discrète qui se décline sur trois étages et accueille des concerts underground, qu’on discute avec Aybike Celik. Aybike a 32 ans. Elle a été pendant des années la chanteuse de Reptilians From Andromeda, un groupe avec lequel elle s’était lancée après Occupy Gezi pour résister à la pression politique. En 2013, la colère contre un projet gouvernemental visant à raser le parc Gezi, à Istanbul, pour y construire des casernes, avait entraîné des affrontements entre la foule, composée d’environnementalistes, de riverains et de syndicalistes, et les forces de l’ordre. “Tout a empiré après cette histoire. C’était une attaque violente contre des gens qui essayaient de protéger des arbres et un parc. Dans la foulée, on a ressenti une grosse pression sur l’alternatif. Une pression sociale et politique. On te pointait du doigt dans la rue. Des gens ont été arrêtés, attaqués. Certains sont morts. Juste parce qu’ils pensaient. Je parle de paroles, de commentaires sur Twitter. Je suis triste que les jeunes n’aient plus beaucoup d’avenir ici. Erdogan est à la tête de ce pays depuis que j’ai 13 ans. ça fait 20 piges maintenant. Ce n’est pas très démocratique.

Il y a sous Erdogan une présence, une pression, un œil permanent au dessus de l’épaule. Aybike et sa musique ont déjà eu affaire à la police. “Sur une de mes chansons C’mon Babe, j’utilise une sirène. Lors d’un de mes concerts dans le quartier de Taksim, les flics ont débarqué au club. Ils m’ont fait descendre de scène et m’ont soumise à un contrôle d’identité.”

Il n’y a pas de bagarre entre Erdogan et le monde culturel parce que ses opposants ne sont pas armés pour le combat, explique Mehmet Taylaner, un guide touristique, photographe de rock à ses heures perdues. Ces dernières années, c’est devenu de pire en pire. Un des comics que je préférais a dû arrêter il y a un ou deux mois. À chaque fois qu’il publiait une caricature d’Erdogan, il écopait d’une très grosse amende. Ça a été une des raisons principales de sa disparition. Tu ne peux pas écrire, dessiner, chanter tout ce que tu veux. Il y a des artistes qui se mouillent, qui osent dire des choses, critiquer. Mais ils ne le font pas de manière trop directe.

Ali Güçlü Simsek (en bleu) et ses comparses de Lalalar prennent l’air.
Ali Güçlü Simsek (en bleu) et ses comparses de Lalalar prennent l’air. © National

Grup Yorum, le groupe le plus politique de Turquie, a souvent été jeté en prison. En 2020, deux de ses membres y sont même morts suite à une grève de la faim. “Tu ne peux pas dire ce que tu veux dans tes chansons. Pas plus que sur les réseaux sociaux d’ailleurs, reprend Demir Kerem Atay. J’habite en Allemagne. Je pourrais pour un clip me faire arrêter à la frontière dès que je reviens. Il faut être prudent.” “C’est stressant, poursuit Onur Öztürk. C’est clairement compliqué de dire certaines choses. Il vaut mieux les garder pour soi. C’est une forme d’autocensure. Mais ça rend les artistes un peu plus créatifs. Un peu comme des auteurs russes. Ils apprennent à dire les mêmes choses autrement.Demir n’aime pas chanter. Il préfère jouer de son instrument. Sa musique reste malgré tout contestataire. “Je chante sur ce qui à mes yeux ne va pas. Ça peut être à propos de la religion, de la politique, des questions de genre. Ça dépend.

Je dis ce que j’ai envie de dire, affirme Ali Güçlü Simsek, le chanteur de Lalalar. Est-ce qu’il y a des gens qui ont peur de le faire? Oui. Mais moi, ça me mène à plus de créativité. À inventer de nouvelles manières de m’exprimer. À faire plus d’art même. Tu peux tout dire mais ça dépend comment. Il faut toujours savoir se défendre si on est appelé devant une cour ou dans un commissariat de police. Mais on ne veut pas arrêter. Parce que c’est une réalité. J’ai eu des problèmes suite à certaines de nos paroles. Ça peut aller très loin. Mais généralement, ils essaient juste de t’intimider. Que veut dire cette phrase? De quoi parle cette chanson?””

Espoir et optimisme

Actuellement en train d’enregistrer son deuxième album, Lalalar est l’un des groupes stambouliotes qui montent. Lalalar signifie “les sages” et, en argot, ceux qui ne savent pas de quoi il parlent. Sur un an, le groupe donne 80 concerts en Europe et 20 dans son pays. La plupart à Istanbul. “La Turquie n’est pas le meilleur endroit où faire du rock. Ces 22 dernières années, le gouvernement a mis la religion en avant dès qu’il en avait besoin. J’espère que les élections dans un mois vont changer les choses, que ça ira mieux pour la jeunesse. La majorité de la Turquie moderne ne votera pas pour le pouvoir en place. Mais dans les villages, il y a beaucoup de gens qui sont guidés par leurs croyances. Ce que je respecte. Je viens de ce genre de famille. Mais la religion est manipulable. Elle permet d’exploiter les gens. De toutes façons, 20 ans, c’est trop. Trop pour n’importe quelle forme de management. Alors pour un gouvernement… Même les ordinateurs qui ont des softwares de mise à jour à un moment deviennent vieux et buggent. Je suis optimiste. Plein d’espoir.

Istanbul est une ville en perpétuelle mutation. Elle bouge en fonction des gens qui y habitent. De leurs cultures. De leurs histoires. De leurs croyances.

Je vois des éclaircies dans la grisaille, ponctue Yann. Des groupes intéressants apparaissent pour le moment de manière très spontanée. Des groupes qui viennent de Russie, d’Ukraine. On avait eu une vague syrienne il y a quelques années dans la musique ethnique. Ici, ils amènent une culture punk rock industrielle.

Aybike, qui a sorti en 2019 une compilation de punk turc au féminin intitulée Not Your Turkish Delight, et a redistribué les bénéfices à des associations de la communauté LGBTQ+, a l’impression de voir arriver pas mal d’emo kids. “C’est peut-être lié à la situation économique.” Elle nous présente Theo Kaya, un Franco-Turc, qui avec son groupe Yangin mise sur le post-punk. “On est convaincu qu’il va devenir pop. Surtout en Turquie où il y a tellement de choses à propos desquelles se fâcher. On nous apporte la colère sur un plateau.” Aybike s’est dernièrement vu refuser un visa. “Ma demande a été rejetée. J’avais tout fait comme d’habitude. Mais après le Covid, vu la situation politique et économique, l’Europe a un peu changé ses critères d’accès pour les Turcs. Trop de gens se sont sauvés. Il n’y a pas que les musiciens qui rament pour leurs papiers. Même des docteurs, des designers, des artistes. Des gens qui ont pourtant un boulot là-bas parfois.

Balkan Trafik, du 27 au 30/04, à Bruxelles. www.balkantrafik.com

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