Damso: «Je m’en vais parce que l’industrie musicale continue de réclamer ce truc où je n’ai pas guéri»
À la retraite, Damso? Pas si vite. Avant de sortir en mai prochain ce qui est présenté comme son ultime album, le rappeur belge numero uno dégaine J’AI MENTI. Explications.
Ce jour-là, Damso reçoit à la maison. Ou c’est tout comme. Pour parler de son nouveau projet, il a en effet donné rendez-vous aux studios ICP, à Ixelles. Un lieu emblématique, chargé d’histoire. C’est ici que William Kalubi de son vrai nom a écrit en partie la sienne: celle d’une success-story parmi les plus spectaculaires de l’Histoire du rap francophone. Et, en général, de la musique d’ici. Une œuvre au noir (au nwaar, préciserait l’intéressé) à la trajectoire hyperbolique. Pour rappel, elle a démarré avec Batterie faible (l’hymne BruxellesVie), explosé avec Ipséité (le tube Macarena) et s’est poursuivie avec Lithopédion, Qalf et Qalf Infinity. Enregistrées à l’ICP, ces dernières références ont rejoint aux murs les disques d’or et de platine des autres gloires venues enregistrer dans l’antre bruxellois -de Bashung à Lana Del Rey…
La dernière fois que l’on croisait Damso, c’était sur la scène du festival de Dour, en juillet 2023. Il mettait alors un terme au chapitre Qalf. Un quatrième album sorti en 2020, complété par un second disque Qalf Infinity, quelques mois plus tard. Celui-ci se clôturait alors avec le titre Vivre un peu. Un morceau dans lequel Damso manifestait son envie de faire une pause et de prendre la tangente au volant de son camping-car.
Ciao, ciao, Damso? Pas si vite. À peine disparu des radars, il teasait son retour. À sa manière, énigmatique, semant les indices d’un épais jeu de piste. Par exemple, en retirant Qalf Infinity des plateformes de streaming sans prévenir, pour le remettre en ligne quelques jours plus tard. Et ce, avec un nouveau visuel sous forme de première annonce: “Bēyāh 2025. Merci de bien vouloir patienter.” Depuis, la date de ce qui est présenté comme l’ultime album de Damso, a même été précisée: le 30 mai.
Sauf qu’entre-temps, Damso n’a pas pu s’empêcher de retourner en studio. “Un jour, j’ai croisé un fan en rue, qui s’impatientait, et me demandait si je ne pouvais quand même pas sortir un truc avant 2025. Je me suis dit: “OK, Bēyāh est dans la boite, j’ai un peu de temps. Tu sais quoi? Je vais faire deux, trois titres, histoire de sortir quand même un petit EP.”” Finalement, les “deux, trois titres” prévus en ont vite constitué une douzaine. Et le “petit EP” a pris la forme d’un album. Musicalement foisonnant, celui-ci peut passer d’un beat hachuré à une chaloupe dancehall, alterner couleurs acoustiques et séquences bruitistes, s’offrant pas moins de quatre featurings -son propre frère MichkaVie, Kalash, Kalash Criminel et Angèle. Alternant vulgarité assumée et fulgurances plus intimes, poussant toujours plus l’art du détail dans le mix, il est intitulé… J’AI MENTI.
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Faute avouée, à moitié pardonnée? De toutes façons, comme chacun sait, tous les artistes mentent et travestissent la réalité. C’est souvent la meilleure manière pour eux de raconter la vérité… Celle qu’ils ne disent pas en public? Allez savoir. Le plumitif se gardera bien de trancher, tiraillé, comme c’est souvent le cas quand on interviewe Damso, entre deux impressions.
D’un côté, le sentiment de croiser un rappeur qui a oublié toute forme de pose pour coller au plus près d’une certaine sincérité, s’exprimant avec un ton feutré et posé, contrastant d’autant plus avec ses rimes souvent outrancières. De l’autre, la vague sensation de ne faire partie que d’un grand plan. Celui que l’artiste a souvent expliqué avoir tracé dès le début. Un peu comme si, de manière assez vertigineuse, tout avait été imaginé, organisé et prévu à l’avance. Y compris donc ce nouvel album “spontané”. Voire ces lignes que vous êtes en train de lire? Assis tout sourire, dans la pénombre du Studio A, Damso sème presque le doute…
Les premiers mots que l’on entend sur le nouvel album sont un gros “fuck you!” énervé -sur le single Chrome. Ce qui peut contraster avec le Damso, détendu, tout sourire, que l’on a pu apercevoir sur les réseaux ces derniers mois… Tout n’est donc pas réglé?
C’est intéressant, comme lecture des choses (sourire). Mais j’en ai une autre à proposer. Aujourd’hui, j’accepte tout simplement les émotions, comme elles viennent. Et je les délivre telles quelles. Sans pour autant tirer de grandes conclusions, de la manière la plus pure possible. Ça tient aussi à la manière dont on a conçu l’album, de façon très honnête et spontanée, sans vraiment prendre de recul. À la base, ce projet ne devait pas exister. Et au final, il a fait du bien à tout le monde. Donc il y a des sons agressifs. Mais aussi des passages où je peux exprimer d’autres sentiments. Ma tristesse, par exemple. Sur ce disque, elle y est profonde, clean, jamais édulcorée. Parce qu’aujourd’hui, je peux aller la rechercher, la regarder en face, et la transformer.
Quelques semaines avant J’AI MENTI, tu as également sorti Vieux sons, regroupant tes premières démos. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur ces morceaux?
J’ai beaucoup ri!
Ah oui? Pourquoi?
Disons qu’a posteriori, je comprends mieux pourquoi, à l’époque, c’était parfois difficile de communiquer en société (sourire). Parce qu’en fait, j’étais peut-être déjà un peu trop… moi. Ce n’est pas si courant qu’un jeune soit lui-même. Souvent, on joue un rôle, on se cherche. J’ai l’impression que mes amis n’étaient pas vraiment eux-mêmes, par exemple. Ce n’était pas trop mon cas. Dès le début, je ne cherchais pas forcément à faire plaisir à ma mère, ni à mon père, ni à qui que ce soit en fait. Quand je fais un son qui s’appelle Ma putain, par exemple, ma mère me prend à part pour me faire lire la Bible. J’ai plein d’histoires comme ça…
Le premier morceau que tu as enregistré à 16 ans s’intitule Cosmos. Tu y rappes notamment: “Quand tu te fais vieux, on diminue juste ton volume.” Seize ans plus tard, est-ce évident pour un rappeur installé comme toi, de rester audible? Te demandes-tu parfois comment s’inscrire dans la durée?
Ah non, pas du tout! La longévité, je laisse ça à d’autres! Ce titre, je l’ai écrit à un moment où cela n’allait pas trop dans ma famille. Je cherchais un monde qui m’apaisait. Cette bulle, c’était celle de la musique. Tout le texte tourne autour de ça. Il personnifie cet univers idéal dans lequel je peux me plonger et qui me calme. D’ailleurs, c’est à partir de ce son-là que je me suis dit que je voulais faire carrière. Parce que c’est là que j’ai envie d’être en permanence. Dans la musique. Ce qui n’est pas la même chose que l’industrie musicale. C’est pour ça aussi que je pense m’en aller après Bēyāh. Parce que j’ai beau avoir essayé, l’industrie m’éloigne à chaque fois un peu plus de la musique.
J’AI MENTI n’était pas prévu. Aussi spontané qu’ait été sa création, il ressemble pourtant bien à un album, avec un début, une fin…
C’est vrai. Je trouve que c’est plutôt une belle histoire. Elle commence violemment, mais finit avec quelqu’un qui s’accepte tel qu’il est. Elle a ses côtés sombres, d’autres plus loufoques. Mais d’une certaine manière, elle permet de boucler la boucle. À la fin, il y a un morceau comme La rue est morte, où je parle justement des démons du passé que je laisse derrière moi. Ce ne sont pas forcément toujours des souvenirs malheureux. Mais quand bien même ils étaient positifs, ils constituaient des chaînes. Aujourd’hui, je veux me libérer de tout ça. C’est ce que je raconte, avant d’arriver à la conclusion de Damsautiste, dans lequel j’assume tout ce que je suis. Jusqu’à dire: “Bienvenue dans ma folie!” C’est de l’authenticité pure.
Sur le morceau Alpha, tu insistes: “Dis-moi bien les choses.” Parce que, comme disait Camus, “mal nommer, c’est ajouter au malheur de ce monde”?
Je pense être plutôt du genre à dire ce qui est, depuis tout petit d’ailleurs. Mais je me rends compte que ce n’est pas une attitude si répandue que ça. C’est peut-être pour ça que j’ai souvent été traité d’“autiste” (dans Damsautiste, il raconte: “Je commence à croire quand on me dit que je suis Asperger”, NDLR)… En l’occurrence, Alpha est un texte un peu vulgaire, pas très fin. Mais, en effet, tu es le premier à le relever, il y a cette rime, sur laquelle mon intonation change un peu. Je vais un peu plus dans les graves. Ce qui est souvent le cas quand je veux exprimer quelque chose de plus profond.
En l’occurrence, la nécessité de toujours dire qui l’on est, a fortiori dans une relation. Y compris en dévoilant ses lacunes. Ça permet de gagner du temps. Tu peux me dire par exemple que tu es colérique et violent. Ce n’est pas pour ça que je vais t’enfermer dans une étiquette négative. À partir du moment où tu travailles dessus, je l’accepte. Ce qui est plus gênant, c’est de le cacher. Ça crée forcément à un moment des désillusions…
Dans Schéma, tu parles des motifs qui se reproduisent, notamment dans une relation amoureuse. Est-ce aussi une crainte dans l’artistique? De retomber toujours sur les mêmes schémas et finir par se répéter?
Pas du tout. Déjà, je ne fonctionne pas avec la peur. Ce n’est pas du tout un moteur. Pour moi, la peur ne vaut que pour son rôle d’alarme, pour prévenir d’un danger. Et je ne trouve pas que la répétition en soit un. Dans le sens où, quand je fais de la musique, ce qui m’intéresse, c’est justement de découvrir. C’est un jeu. Je l’ai souvent raconté, mais quand mes parents m’ont mis à la porte, je n’ai pas supplié pour rentrer. J’ai vécu dehors, j’ai dormi dehors, je ne mangeais pas toujours. C’était très compliqué, mais c’était le “prix” à payer pour faire ce que je voulais faire: de la musique. Quand je signe mon premier contrat, pareil. Je ne demande pas une avance. Je demande juste qu’on ne touche pas à ma musique.
Les gens ne réalisent pas à quel point c’est la seule chose qui importe. Ce n’est pas un concept ou un discours en l’air. Quand je dis encore que je veux me retirer après Bēyāh, ce n’est pas pour me faire désirer. C’est juste que tout ce qui tourne autour de la musique ne m’amuse plus. J’ai mes combats intérieurs. Je suis en train de guérir. Et je me rends compte que l’industrie continue de réclamer ce truc où je n’ai pas guéri.
En juillet, tu annonçais en effet dans un post Instagram que Bēyāh sera ton dernier album. En concluant: “Ma thérapie musicale est terminée, j’ai guéri”…
Il y a une subtilité. Je ne suis pas là en train de dire: “Voilà merci, j’ai pris tout ce que j’avais à prendre, je me casse.” Non, je dois partir parce que c’est très difficile de rester ici, dans cet environnement, en allant bien. Franchement, j’ai fait le tour. J’ai parlé à beaucoup de gens -des gens riches, des super riches, des pauvres, et des super pauvres. Je l’ai d’ailleurs été moi-même et je regarde un peu comment ça évolue. Aujourd’hui, je me retrouve de plus en plus dans la position de celui qu’on appelle pour des conseils.
C’est ce que j’ai fait avec Eva, par exemple (la chanteuse française, qui a démarré sous le nom d’Eva Queen, NDLR). Certains ont paru surpris. Ils pensaient que je l’aidais à monter son entreprise pour que je puisse toucher un pourcentage. Ben non, en fait. Il n’y a rien derrière, pas d’agenda caché. À nouveau, l’industrie n’est pas un endroit que j’aime bien. Donc je pars. Pour faire quoi? Aucune idée. Je vais peut-être me lancer dans le design, qui sait. Et dessiner une table en dessous de laquelle il y aurait un album caché (sourire)… Je verrai bien. Mais je ne resterai pas dans ce milieu. Parce qu’il n’est pas propre. Il est trop en décalage avec les valeurs que mes parents m’ont transmises. ●
■ Damso, J’AI MENTI, distribué par Trente-Quatre Centimes.
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