Conor Oberst a réveillé Bright Eyes pour un 10e album aux allures de best of
Neuf ans après son dernier album, Bright Eyes sort de son mutisme discographique. Conor Oberst évoque la reformation et la fabrication du disque, le Covid, #MeToo, Trump, Flea et Black Lives Matter.
Le nouvel album de Bright Eyes commence par des bribes de conversation sous champignons hallucinogènes entre Conor Oberst et sa maman, et un monologue en espagnol de son ex-femme. L’Américain a toujours livré des disques très personnels et Down in the Weeds, Where the World Once Was n’échappe pas vraiment à la règle. Chemise, cravate, casquette… Oberst, 40 ans, le cheveu long comme les idées, a l’air plutôt en forme face caméra dans son salon d’Omaha. Entretien au long cours.
Pourquoi avez-vous décidé d’enregistrer un nouveau Bright Eyes?
J’étais à Los Angeles en décembre 2017. Nate (Walcott) organisait une fête de Noël. Cette période de l’année, la présence de tous les potes… C’est devenu festif et ça m’a échappé: « Mec, on ferait pas un nouveau Bright Eyes? » J’étais encore dans Better Oblivion Community Center. Nate tournait depuis trois ans avec les Red Hot Chili Peppers. Il était un peu surpris. « Tu plaisantes? Pour du vrai? » On est partis dans la salle de bains et on a appelé Michael (Mogis). Il a répondu que c’était une idée géniale. Et on s’est rappelés quelques jours plus tard pour s’assurer que ce n’était pas de la blague. On a commencé à bosser au printemps, préparé le studio, écrit et enregistré des démos. Par le passé, j’amenais les chansons terminées et ils m’aidaient à les enregistrer et à les produire. Cette fois, ils ont fourni des idées musicales avec lesquelles j’ai passé du temps avant d’y apporter des mélodies vocales et des paroles adéquates. Ce sont des musiciens bien plus sophistiqués que moi. Quand j’écris une chanson, c’est du folk. Très brut, à la Woody Guthrie, des accords de cow-boy. Mais eux sont super talentueux. Nate a étudié la musique à l’université. Il a fait du jazz, composé pour des orchestres. Michael, tu peux lui mettre n’importe quoi avec une corde entre les mains et il va t’épater.
Comment avez-vous pensé Down in the Weeds?
Il y avait longtemps, neuf ans je pense, qu’on n’avait plus enregistré d’album. On doit être tous les trois heureux du produit final. C’est très démocratique. On a donc cherché un équilibre et on a utilisé nos vieux disques comme des guides sonores. Je pense aussi bien aux éléments orchestraux qu’aux productions plus folles. On a repensé à nos premiers albums. Cette espèce de folk punk avec lequel on a commencé, la guitare acoustique… On voulait qu’il sonne comme un album de Bright Eyes mais sans non plus faire croire qu’on avait à nouveau 25 ans. Dans les paroles et la musique, on a mis toute notre expérience, tout ce qu’on a appris et vécu ces dix dernières années. En gros, c’est Bright Eyes en 2019.
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Ça a été facile de contenter tout le monde?
On a toujours fait beaucoup de musique ensemble et on n’a jamais cessé d’être amis. Je vis la moitié du temps ici, à Omaha, dans le Nebraska. Je peux voir notre studio et la maison de Michael par la fenêtre. Quand je suis à Los Angeles, j’habite à Echo Park, pas loin de chez Nate. On passe plein de temps ensemble. Eux deux ont collaboré sur des musiques de films et de séries. Nate m’a aidé sur différents projets à travers les années. On est toujours restés en contact. Cette reformation n’a rien de spectaculaire. Il s’agissait juste du bon moment en termes d’agenda et dans nos vies. C’est cool de travailler avec de nouvelles personnes, des gens différents. Mais là, j’ai enregistré un disque avec mes deux vieux amis. C’est confortable. Tu es en sécurité, tu n’as pas besoin d’expliquer grand-chose. On a pris l’habitude de toujours enregistrer toutes les idées, même quand elles sont dingues. Les grandes discussions se produisent au mixage mais on ne s’est plus battus physiquement depuis des années (rires).
Qu’est ce qui a changé en neuf ans?
On est plus vieux. On a vécu plein d’expériences musicales mais aussi humaines. Perso, j’ai enregistré trois ou quatre disques en solo. J’en ai fait un avec Phoebe Bridgers. En 2015, mon groupe punk Desaparecidos a sorti Payola. Super politique, fou, bruyant. Et derrière, j’ai enchaîné avec un album solo au piano et à l’harmonica. Des hauts, des bas. Il y a eu du contraste. Je ne sais pas précisément ce que ça a changé en nous.
Ton divorce, le décès soudain de ton frère. Tout ça aussi est dans le disque…
Je veux articuler l’expérience humaine autant que faire se peut. Ce disque n’est pas mon journal intime, ces chansons ne sont pas mes mémoires. Certes, je parle beaucoup de ma famille, de ma vie. Mais ce sont des histoires qui s’entremêlent, certaines qu’ont vécues des amis, d’autres que j’ai lues… J’écris depuis que j’ai treize ans. À l’époque, mes morceaux parlaient de jeux vidéo. À 40 ans, je me penche forcément sur des sujets plus pesants.
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Tu n’a jamais blessé personne avec tes textes?
La plupart des gens qui sont proches de moi sont dans mes chansons. Ils savent que je vais écrire un morceau et ne s’en formalisent pas. Mais je me suis parfois fait avoir en croyant que la personne dont je parlais ne saurait jamais que je pensais à elle. Une fois de temps en temps, tu as droit à des retours fâchés. Je me souviens qu’une ex -on est encore amis- est tombée sur un morceau et m’a appelé en me hurlant dessus. Je lui ai dit: « C’est juste une chanson, ça peut être au sujet de n’importe qui. » Je mentais, clairement. Ça parlait de toute évidence d’elle et de sa famille. « Je ne cite pas ton nom. Relax. » Elle n’était pas heureuse.
Flea des Red Hot a participé à votre disque…
Ça semble étrange sur papier mais Nate lui a dit qu’on bossait sur un nouveau Bright Eyes et il a proposé ses services… Il est célèbre pour son côté funk mais il a grandi en jouant du jazz. C’est un trompettiste. Il peut toucher à tous les styles. J’étais fan du premier Mars Volta. La section rythmique, c’était lui et Jon Theodore, qu’on a embauché pour les batteries. Jon a fait partie de One Day as a Lion avec Zack de la Rocha, joue avec les Queens of the Stone Age… Je l’ai toujours trouvé formidable. Ils sont arrivés avec le coeur et l’esprit ouverts. Zéro ego. Ils ont apporté autre chose.
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Comment ça s’est passé à Omaha avec le coronavirus?
J’ai vécu le confinement jusqu’en juillet à Los Angeles. J’étais avec ma copine, dans notre maison. On ne quittait pas notre habitation. On essayait d’être aussi respectueux des consignes que possible et quand on voyait des potes, c’était dans le jardin, en respectant les distances de sécurité. Mais en juin, ils ont commencé à relâcher au niveau des plages, des restaurants, des parcs. Aujourd’hui, les hospitalisations sont revenues à ce qu’elles étaient mi-mars. J’ai passé cinq mois dans ma baraque à essayer de bien faire et c’est comme si ça n’avait pas compté. C’est effrayant et frustrant. Quand je suis arrivé à Omaha, c’était comme si rien ne se passait. Les gens ne portaient pas de masques, fréquentaient les bars. En Californie, on a un gouverneur responsable. Puis notre maire à Los Angeles est plutôt bon. Mais dans le Nebraska, on a une merde pour dirigeant. Chaque État a ses propres règles. Il n’y a aucune stratégie nationale. Nous n’avons aucun leadership au niveau fédéral. Notre président est une personne malveillante, un connard et un putain d’idiot…
Le Covid va peut-être le tuer politiquement parlant.
Je ne veux pas me montrer trop optimiste. J’étais un de ceux qui pensaient en 2016 qu’il n’avait aucune chance. On va voir comment le vent va souffler. Même s’il le fait vaciller pour l’instant. À l’époque, il a eu une espèce de coup de bol. Il était célèbre. Les gens en avaient marre des politiciens normaux et détestaient Washington. Ils voulaient du changement. Trump était encore une inconnue. Mais maintenant que la population a vécu pendant quatre ans sous ses ordres, elle a vu l’ampleur du désastre. Beaucoup vont voter différemment et ne lui accorderont plus leur confiance. Tu ne peux plus être l’outsider après quatre ans de présidence. Il a tout foutu en l’air. J’espère que les Américains se montreront rationnels.
Comment as-tu vécu les manifestations Black Lives Matter?
J’étais à Los Angeles et honnêtement, j’ai eu peur de participer aux plus grosses. Il y avait tellement de monde. Avec le Covid, on se calfeutrait depuis trois mois et il y avait 20.000 personnes downtown. Ça m’a fait flipper. J’ai participé à des meetings, pas à des marches. Tu es en Belgique, tu le sais: on a tous un passé colonial. Les États-Unis ne sont pas uniques. N’empêche qu’ils sont bâtis sur deux des plus grandes atrocités de l’Histoire: le génocide des Indiens et l’esclavage des populations africaines. Des êtres humains enchaînés réduits au rang de sous-hommes. Les réminiscences sont encore là aujourd’hui. On parle de 400 ans d’Histoire. C’est affreux. Il n’y a pas moyen de rectifier ça en une nuit mais les gens se réveillent doucement. Les Américains blancs se regardent un peu plus clairement dans la glace. Ils pensent souvent qu’ils ne sont pas racistes mais si tu es blanc ici, tu as certaines attitudes. Tu as été lobotomisé. Il faut commencer par se remettre en question. Mais aussi se battre en tant que société pour des politiques plus justes. Que ce soit en termes d’éducation, d’immobilier, de répartition des richesses… Je me souviens de 2015 et des gros rassemblements à Ferguson. C’était la première fois que j’entendais parler de Black Lives Matter. Pendant six mois, le mouvement avait de l’importance, une caisse de résonance. Beaucoup de monde a oublié quand tu vois le nombre de Noirs tués depuis. On peut s’asseoir, en parler, se fâcher, s’indigner quand un innocent disparaît… J’espère surtout que des décisions et des lois vont changer tout ça.
Tu as été victime il y a quelques années d’accusations mensongères pour agression sexuelle. Quel regard jettes-tu sur le mouvement #MeToo et les dénonciations sur la toile?
Pour moi, ce sont deux choses fondamentalement différentes. Ce qui m’est arrivé est lié à une personne que je ne connaissais pas du tout. Quelqu’un de très malheureux, avec un enfant malade, des problèmes psychologiques et une propension à s’inventer des histoires sur Internet. C’était son moyen de se sentir mieux. Parce qu’elle souffrait. Elle cherchait du soutien, du contact humain, du réconfort. Elle espérait que deux ou trois personnes l’entendraient. Elle n’avait pas réalisé les proportions que ça prendrait, que des blogueurs et des médias s’en empareraient. Je ne lui en veux pas, honnêtement. Quand je suis fâché ou triste en y repensant, c’est davantage les blogueurs et les journalistes que je blâme, ceux qui ont colporté sans vérifier. J’ai mis neuf mois à sortir de tout ça. D’un autre côté, le mouvement #MeToo est formidable. Quand tu vois les comportements monstrueux d’Harvey Weinstein, de Bill Cosby… Ce sont des tarés. Je pense qu’ils doivent filer derrière les barreaux et brûler en enfer. Ils incarnent un vrai modèle de domination et d’abus. Il s’agit d’exemples extrêmes. Il y aura toujours des zones floues dans la sexualité entre les hommes et les femmes. Mais de manière générale, comme avec Black Lives Matter, il est temps que ça change! Ce n’est pas le genre de monde dans lequel je veux vivre et c’est loin de mes valeurs. Celles d’égalité quel que soit ton genre, ton orientation sexuelle, ta couleur de peau. Dans le milieu de la musique, on tolère depuis trop longtemps certains comportements sous le couvert du rock’n’roll. « Les garçons sont les garçons. » Toutes ces conneries. On est tous assez adultes pour réaliser que l’objectification des filles et la manière dont elles sont considérées dans la société -certainement dans l’industrie musicale- sont inacceptables. Il est bon que tout ça éclate. Ce qui était OK dans les années 70, Steven Tyler qui baisait des adolescentes dans son appartement, n’est plus possible. Ça ne devrait plus exister.
Pop. Distribué par Dead Oceans/Konkurrent. ***(*)
Il y a chez Conor Oberst, dans la vérité brute de sa voix et de ses textes, une sincérité rare. Une proximité qui rassure. Une présence réconfortante, même dans ses anxiétés existentielles. Marqué par la perte et les traumatismes, le nouvel album de Bright Eyes est un pansement. Un pansement contre le sentiment de solitude et les angoisses d’un monde qui ne tourne pas rond. Pop orchestrale, ballade au piano, folk passionné… Jouant avec les différentes facettes du groupe, ce disque qui rappelle Bob Dylan, cite Pink Floyd et évoque le Bataclan sonne, comme une rétrospective composée de nouvelles chansons. Bright Eyes, bright heat…
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