Christophe Ylla-Somers sort Le Son de la révolte: “Quand on est Noir aux États-Unis, il est difficile de ne pas être politisé”
Les urnes ont rendu leur flippant verdict. Kamala Harris n’est pas parvenue à empêcher le retour au pouvoir de Donald Trump. Mais quel rôle ont joué les chanteurs et musiciens afro-américains dans la bataille présidentielle? Christophe Ylla-Somers nous l’explique.
Christophe Ylla-Somers est titulaire d’une maîtrise d’Histoire médiévale, DJ et auteur. Il vient de sortir Le Son de la révolte: une histoire politique de la musique noire américaine.
Est-ce qu’historiquement les musiciens Africains-Américains jouent un rôle important dans les élections présidentielles?
Le poids de leur influence sur les électeurs est difficile à déterminer. Mais ils jouent un rôles, c’est indéniable. Ils s’engagent. Ils se sont engagés. Beyoncé, par exemple, a soutenu Kamala Harris. Ils s’investissent. A fortiori quand ils font face à quelqu’un comme Donald Trump. Du fait de sa politique et de ses propos racistes, ils seront forcément plus touchés que s’ils étaient Blancs. À partir du moment où on est Noir aux États-Unis, il est difficile de ne pas être politisé. Après, certains sont plus à droite qu’à gauche, certains sont plus investis que d’autres. Ils peuvent se battre sur le champ classique de la politique comme Harry Belafonte, qui soutenait Kennedy sans pour autant oublier de le critiquer -il le trouvait trop mou-, mais aussi à l’extérieur du système comme Nina Simone.
Les soutiens politiques se traduisent comment?
Ca dépend des périodes, des élections, des musiciens. Une multimillionnaire comme Queen B n’intervient pas dans le même contexte que des rappeurs des ghettos. Il n’y a pas une seule façon d’être Noir, musicien et engagé. Même si le fait d’être Africain-Américain te confronte forcément au racisme systémique. Il est facile pour Beyoncé de s’exprimer parce qu’elle possède une solidité économique et une force de parole que les autres n’ont pas. À l’époque de Reagan, Gil Scott-Heron s’est engagé et il s’est fait virer de sa maison de disques. Il a été ostracisé pendant une dizaine d’années. Le panel de soutien est large. Il y a des dons d’argent. Parce que les élections américaines coûtent cher. Elles sont d’ailleurs financées par de grands groupes industriels. Il y a aussi de l’engagement purement artistique: donner des concerts, sortir des morceaux. Et puis l’investissement dans les meetings et sur les réseaux sociaux. Les États-Unis sont une société du spectacle. Ca se mêle à toute la dynamique des campagnes américaines.
Est-ce qu’on constate une grosse évolution du soutien à travers le temps?
La plupart des artistes afro-américains ne soutiennent pas un candidat pendant les élections. Ils soutiennent plutôt une vision sociétale. Harry Belafonte avait soutenu la candidature de Kennedy qui avait suscité un petit espoir dans la communauté noire en 1960. Espoir bien plus fort en 2008 avec Obama. Mais très vite, les électeurs sont déçus. Parce qu’au final, presque rien ne bouge. En fait, les candidats sont plus souvent critiqués que le système américain. Surtout à partir des années 60. Parce que la base du système américain, c’est la politique économique. Et qu’on ait un président républicain ou un président démocrate, ça ne change pas grand-chose. Et surtout, ça ne change pas grand-chose pour les prolétaires noirs. On a ressenti énormément d’espoir chez les artistes, les progressistes et les démocrates au sens large lors de la campagne de Barack Obama en 2008. Je pense à ce morceau de Jay Z: My President Is Black. Mais ça a été une douche froide. Économiquement, sa politique était pratiquement la même que celle de George Bush Junior et de Clinton. On a une vision un peu binaire républicain = droite, démocrate = gauche. Mais un mec comme Obama est beaucoup plus à droite qu’un homme comme François Hollande. Obama n’a par ailleurs rien fait contre l’incarcération de masse des Noirs dans les ghettos. Ca a été terrible. Et ça lui a été reproché par beaucoup de rappeurs et de musiciens.
Pourquoi la musique noire américaine est-elle si politique?
Le rôle de la musique était très important socialement dans les sociétés ouest-africaines d’où ont été déportés les esclaves aux États-Unis. La plupart de ces sociétés sont orales, la parole et la musique y sont donc très importantes. Le griot par exemple n’est pas seulement un musicien, c’est le détenteur de l’Histoire. Quelqu’un qui critique politiquement et socialement la société. La musique en Afrique de l’Ouest est un moyen de célébrer la communauté, de témoigner des conditions de vie et de critiquer ce qui est fait. C’est comme ça depuis des siècles. Et ça s’est radicalisé du fait des conditions de vie effroyables des déportés africains dans ce qui allait devenir les États-Unis. Il y a une très longue tradition politique dans l’Histoire de la musique noire américaine.
Elle semble de tous les combats?
Des spirituals au hip-hop en passant par le blues, le jazz et le funk. Le blues par exemple a été fondamental. Quand on sort de la guerre de Sécession, les Noirs sont libres mais on entre dans la ségrégation. Et il y a une volonté du système dominant de les invisibiliser totalement. Ils sont maintenus dans des conditions de vie effroyables. Et dans le pays de l’égalité, de la liberté, il n’était pas question de le montrer. Le blues a permis aux historiens de comprendre les conditions de vie de ces hommes et des ces femmes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Et si on prend le gangsta rap dans les années 90, c’est pareil. Ce sont des chroniques de ce que vivaient les populations noires pauvres de Los Angeles. Ce n’est pas un hasard si c’est né là-bas. C’est très fort. Ca reflète une volonté, une nécessité même de raconter. Puis ce qui renvoie davantage au gospel et au spiritual, c’est cette volonté de célébrer une culture, de célébrer la communauté noire. Ce qu’on retrouve dans la soul et le disco. L’idée est à la fois de célébrer et de témoigner. C’est un combat qui ne s’est jamais terminé. Il commence avec l’arrivée des premiers déportés en 1619 et il se poursuit encore aujourd’hui. Les travers de cette société sont toujours présents et n’ont jamais été réglés. Le combat prend une autre forme à chaque fois face à un système dominant qui ne veut pas lâcher prise. Black Lives Matter est né sous Obama. Sous Obama, il y avait deux millions de personnes en prison aux États-Unis et la moitié étaient des Noirs. Alors qu’ils ne représentent que 13 % de la population. En fonction de qui est au pouvoir, le système de lutte s’adapte. Et la façon de dénoncer ce système oppressif s’adapte aussi à l’évolution musicale. On part des spirituals, on finit sur le hip-hop. Et peut être que dans dix ans, la forme musicale de protestation aura encore changé chez les Afro-Américains.
Christophe Ylla-Somers
1972 Naissance
1985 Premiers pas de DJ
1994 Entrée à la Sorbonne
2014 Sortie de son premier livre: Nous, notre Histoire
2024 Publication de Le Son de la révolte: une histoire politique de la musique noire américaine chez Le Mot et le Reste
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