Charlotte Gainsbourg, la place du mort
Épaulée par le producteur SebastiAn, Charlotte Gainsbourg sort Rest, un quatrième album magnifiquement téméraire, n’hésitant pas à planter le couteau dans des plaies toujours vives. Rencontre en primeur.
Détail ou pas? Au milieu de la discussion, on fait remarquer à Charlotte Gainsbourg que, dans chacun des clips qu’elle a réalisés jusqu’ici pour son nouvel album, figure un motif récurrent: un lit. « Ah bon? », lâche-t-elle. Elle fait le compte. « Mais oui! Vous avez raison! Vous n’avez pas encore pu la voir, parce qu’elle n’est pas encore sortie, mais c’est aussi le cas dans la vidéo de Lying with You, qui parle de la mort de mon père. Pour le coup, je me suis autorisée à filmer rue de Verneuil. Et, à un moment, on me voit allongée sur son lit… « Pas besoin d’avoir suivi de longues études de psychiatrie pour capter tout l’enjeu, conscient ou non, de la mise en scène. Il y a 26 ans, le 2 mars 1991, Serge Gainsbourg rendait son dernier souffle dans ce même lit. Charlotte a alors 19 ans. Elle apprend la nouvelle via un flash télévisé. Pendant les quatre jours qui suivront, elle ne quittera pas le domicile de son père et la longue veillée funèbre qui verra défiler famille et amis.
Un quart de siècle plus tard, Charlotte Gainsbourg reçoit dans un hôtel cossu, du côté de Saint-Germain-des-Prés. Le 5 bis, rue de Verneuil, se trouve non loin de là, à deux minutes à pied à peine. Aujourd’hui encore, son mur reste intégralement recouvert de graffitis et de mots laissés par les fans. Au bout de la rue, derrière le coin, c’est la Seine. De l’autre côté du fleuve, le Musée du Louvre et ses innombrables trésors. Au coeur du mois de novembre, l’air est encore doux, et les lumières qui éclairent le début de soirée peuvent laisser penser que Paris est en effet cet endroit unique, dont les beautés peuvent apaiser toutes les peines. Un mythe, évidemment. Pour Charlotte Gainsbourg, la ville est même devenue l’exact opposé. Au point de devoir la quitter.
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C’était en décembre 2013. La photographe Kate Barry, sa demi-soeur de quatre ans son aînée, trouvait la mort en chutant de son appartement, au quatrième étage -sans que l’enquête ne puisse jamais déterminer s’il s’est agi d’un accident ou d’un suicide. Le choc est immense. Sonnée, Charlotte Gainsbourg décide de s’installer à New York, avec son mari, le réalisateur/acteur Yvan Attal, et leurs trois enfants. « J’ai fui pour sauver ma peau. » à ce moment-là, elle a déjà commencé à travailler sur un nouvel album. Avec la disparition de Kate, il va prendre une couleur inédite. Disque sur la séparation et le temps qui passe, Rest est téméraire, audacieux, frontal. On ne s’attendait pas à ça.
Jusqu’ici, la carrière musicale de Charlotte Gainsbourg avait en effet toujours paru se dessiner en pointillés. Comme la prolongation de son métier d’actrice. Guidée par son père sur ses débuts –Charlotte for Ever, en 1986; chaperonnée par le duo Air, vingt ans plus tard, sur l’album 5:55 ; dirigée par Beck sur IRM, en 2009. Cette fois aussi, Charlotte Gainsbourg s’est fait accompagner. En l’occurrence par le producteur/DJ SebastiAn (Akchoté). Mais désormais, la dynamique a changé. « On fonctionnait davantage d’égal à égal. Alors qu’avec Beck, je regardais le maître faire. »
Play blessures
La première rencontre avec SebastiAn ne se passe pas forcément très bien. « Il a déboulé en affichant une attitude assez hautaine, un peu frimeur. Mais je n’étais pas complètement dupe non plus. Je pouvais voir ce qu’il y avait derrière le personnage suffisant. Il est serbe, aussi. Avec ce truc slave que je pouvais comprendre, un humour que je pouvais capter. » Elle lui parle de ses envies musicales, assez précises. L’idée d’un album électronique, brutal, qui s’inspirerait notamment des BO de films d’horreur qui ont squatté son imaginaire d’enfant. Comme par exemple Les Dents de la mer. « Ma mère nous a emmenées le voir au cinéma, Kate et moi. J’ai vérifié la date de sortie du film: j’avais quatre ans! Quand elle a réalisé de quoi il s’agissait, elle a passé son temps à nous cacher les yeux avec ses mains (rires). Du coup, je n’ai rien vu. Mais j’ai encore toute la musique, tous les bruitages, en tête. » Il y a également Carrie, Massacre à la tronçonneuse… « Chez mon père, on regardait aussi bien des VHS des Trois Petits Cochons que The Shining. »(rires).
Alors, quitte à se replonger dans l’enfance, SebastiAn demande à Charlotte de retrouver le fil ténu, décharné, de ses débuts, là où Beck avait « normalisé » sa voix. Et lui propose dans la foulée de chanter à nouveau en français, sur un terrain où l’ombre paternelle est écrasante. Elle hallucine. « Pour moi, c’était n’importe quoi. Il m’a fallu pas mal de temps pour comprendre qu’il avait raison. » Elle finit par se lancer. Il réagit mollement. Elle s’accroche. Finalement, il accepte de la rejoindre à New York pour une session de quelques jours dans un studio de Brooklyn.
Là, de l’autre côté de l’Atlantique, l’air est moins pesant. « J’ai réalisé à quel point New York est une ville ouverte à toute création, quelle qu’elle soit. Le côté artistique est complètement désacralisé. Or, c’est de ça dont j’avais besoin. Peu importe que ce soit bien ou pas, il fallait juste essayer, tenter des choses. »Comme, par exemple, écrire dans la langue de La Javanaise. La tâche est compliquée. Alors Charlotte prend le contre-pied. Là où le père prenait un malin plaisir à jouer avec les mots, la fille les plaque sèchement. Brutalement. Ils sont transparents, d’une lucidité souvent terrifiante, violemment directs. « Comme je ne suis pas une auteure, je n’avais pas d’autre choix que d’être personnelle. Il me fallait être sincère et fouiller dans les choses qui sont importantes. » Sur Kate, l’un des trois morceaux qui évoquent directement sa soeur aînée, elle chante: « Tes cheveux de cendre/Une âme trop tendre/Que rien ne berçait (…) Dressée à l’alcool/sans qu’il ne te console/perdue à jamais », avant de plier, la voix au bord de la rupture: « Si seule à t’attendre/ tiens, mon coeur à fendre/Qu’est-ce que t’en as fait? » à la toute fin, alors que le morceau s’éteint, on l’entend encore murmurer, la voix presque étouffée, accrochée à trois notes récitées en boucle. Le désespoir voire la folie ne sont pas très loin.
Juste avant, sur Lying with You, elle décrit le « visage de cire » de son père mort. « Au coin de ta bouche, une traînée/Tu n’aurais pas aimé », glisse-t-elle. On pense à l’auteur norvégien Karl Ove Knausgaard et à sa manière, souvent cruelle, de disséquer les sentiments. Elle ne l’a jamais lu, note la référence dans son téléphone. « C’était important de faire une déclaration d’amour par ce biais un peu moche. » Pourquoi exactement? « Parce que je n’aime pas être sentimentale. Je ne voulais pas être mielleuse, ni trop aimable. ça me ressemblait davantage de lui raconter, et de l’affronter comme ça. Après, autant je me permets d’être crue et directe dans les couplets, autant les refrains chantés en anglais amènent une plus grande distance et me permettent d’être moins dans la réserve des sentiments. »
Dans I’m a Lie, elle s’attaque à ses propres failles et à sa timidité qui l’a longtemps paralysée. « J’entretiens l’inconfort », finit-elle par y avouer. Un jour, le réalisateur Bertrand Blier a dit d’elle: « Quand on est la fille de Jane Birkin et de Serge Gainsbourg, on n’a peur de rien; quand elle tourne, elle est en béton, sa violence est extraordinaire. » Ces dernières années, on avait pu notamment s’en rendre compte à la faveur des rôles, extrêmes, durs, impudiques, qu’elle a joués pour Lars von Trier (Antichrist, Melancholia, et Nymphomaniac). Tout se passe comme si elle avait mis aujourd’hui ce courage au service de sa propre musique. « C’est vrai qu’il y a eu beaucoup d’indécence avec Lars. Jusque-là le ridicule me tuait. Avec lui, ça devenait tolérable, envisageable, parce que ça amenait des choses. Quitte à être poussée dans mes retranchements et me retrouver en situation de vulnérabilité… Mais quand on est acteur, c’est ce qu’on recherche, du moins jusqu’à un certain point. J’ai un masochisme certain. Pas dans la vie. Mais dans le cinéma, je pense que j’ai un peu de perversion. »
Esprit de famille
La démarche de Rest peut sembler paradoxale: alors qu’elle a choisi de prendre la tangente pour ne pas flancher, Charlotte Gainsbourg se retrouve ici à replonger dans tout ce qu’elle a fui. « C’est vrai« , sourit-elle. L’album est ainsi obsédé par la perte. Mais aussi par l’idée de transmission (familiale). Comment conserver sans enfermer? Maintenir le lien sans étouffer (ou se faire étouffer)? Ou, à l’inverse, le couper, sans l’oublier? Pour le clip de Ring-A-Ring O’ Roses et celui de Deadly Valentine, elle a fait jouer son fils et sa fille aînée. « Pour mes premiers pas derrière la caméra, je voulais évidemment les filmer. Après, je pense que c’est un tel amusement quand on est enfant. Puis c’est comme un album photo: quand je me revois dans L’Effrontée, ou même dans le clip de Lemon Incest où j’étais pourtant terriblement mal à l’aise, ce sont des souvenirs précieux. »
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Sur le morceau Dans vos airs, Charlotte Gainsbourg se laisse encore aller à la mélancolie, en regardant ses enfants plonger dans le sommeil. « Il s’agit qu’un jour je puisse m’affranchir de vous/Mes chéris, à ce sujet je planche », avoue-t-elle. On lui met la phrase sous le nez. Elle sourit. « OK, d’accord: j’avoue, j’ai un vrai problème avec le temps! » (rires). Lequel exactement? « Je ne l’accepte pas, tout simplement… J’ai toujours l’impression d’avoir un temps de retard. Ou d’être en permanence tournée vers le passé, au point de ne pas voir ce qui se passe au présent. Ou d’appréhender tellement le futur que je n’arrive pas à être dans le moment… Je ne suis que dans la peur, en fait. Je relisais encore des journaux intimes récemment: le mot revient à toutes les pages! » Il ne s’agit plus ici des frayeurs que l’on se fait gamins, en regardant des films de monstres et de zombies. Adultes, la vraie vie suffit amplement à fournir son lot de terreurs et d’angoisses. « La peur du temps, je ne sais pas gérer du tout. C’est devenu encore plus cauchemardesque. Je ne veux pas voir qu’il est temps de se lever. Qu’il est temps de s’habiller. Qu’il est temps de se coucher. Je ne veux pas. » Comment fait-on alors? « On est en permanence à côté de la plaque… C’est comme un défi pas assumé. Comme si je pensais que j’allais à chaque fois gagner, alors que je perds systématiquement. » (rires)
Ce n’est pas ce que racontent les apparences. à 46 ans, Charlotte Gainsbourg n’a pas beaucoup changé physiquement. Un long corps de brindille, dont la voix n’arrive toujours pas à se débarrasser complètement de son voile adolescent. En fin de conversation, elle précise encore: « Je pensais qu’en vieillissant, on allait vers une plus grande sérénité. Eh bien, pas du tout… Cela dit, ce n’est pas pour autant que je le vis mal. En cela, l’album est quand même dans la vie. Il est nourri en partie de l’insouciance que j’ai réussi à trouver à New York. Cette ville, ce n’est pas vraiment chez moi. C’est une vie un peu suspendue, que l’on s’est inventée. On est tout jeune là-bas. » Et d’éclater d’un grand rire frondeur. Quand on repart, en longeant la Seine, c’est encore lui que l’on entend.
Distribué par Warner. ****(*)
Une seule fois, Charlotte Gainsbourg se laisse aller à un jeu de mots. Il s’agit du titre même de son quatrième album. En anglais, le mot « Rest » invoque le repos pour les morts. Alors que ce sont surtout ceux qui… restent qui ont besoin d’être apaisés. Pour ce faire, Gainsbourg monte au front, en ne fuyant pas la peine, mais en la prenant à bras-le-corps. En 1986, son père lui faisait chanter Don’t Forget to Forget Me. Aujourd’hui, Charlotte se rebelle: « Reste avec moi, s’il te plaît/Ne me laisse pas t’oublier. » Ce morceau, Rest, a été produit et coréalisé par Guy-Manuel de Homem-Christo, la moitié de Daft Punk. Paul McCartney est l’autre invité prestigieux (Songbird in a Cage) d’un disque dont Gainsbourg garde pourtant en permanence le contrôle. Épaulée par SebastiAn, elle y oscille entre dissidences électroniques et tensions lyriques, capable d’émouvoir avec des mots crus, mais aussi de faire danser au cimetière (Les Oxalis), ou de citer la poétesse Sylvia Plath (Sylvia Says, allusion au destin brisé de sa soeur Kate), sans s’excuser d’être la fille de son père (son influence un peu partout). Pour la première fois, Charlotte Gainsbourg ose l’impudeur qu’elle réservait jusqu’ici à son activité de comédienne. Et c’est soufflant.
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