Céline Gillain, esprit de sel
Sur son nouvel album, Mind Is Mud, Céline Gillain se nourrit de la confusion générale et imagine une pop électronique dystopique, férocement drôle.
Au dernier moment, on hésite: est-ce bien vers Céline Gillain que l’on se dirige? Ce n’est pas que les photos manquent. Mais sur son Instagram, par exemple, rares sont celles où la musicienne se montre “au naturel”. Quitte à “offrir” son image aux réseaux, autant la twister un peu: Céline Gillain adore les filtres. Non pas pour se rajouter une touche de paillettes façon influenceuse bling-bling, mais plutôt pour tordre et déformer ses traits. Un peu comme sur la pochette de son premier album, paru fin 2018. Le visage barbouillé, Céline Gillain vous fixe, les sourcils froncés, les yeux légèrement agrandis, le regard inquiet. Et, à vrai dire, légèrement inquiétant. Le titre du disque: Bad Woman…
Lire aussi | Notre critique de Bad Woman
Au début de l’été, elle a sorti son successeur, Mind Is Mud. Pour en parler, rendez-vous a été fixé au parc Duden, à Forest, Bruxelles. Céline Gillain habite pas loin, dans un “minuscule appartement”. Son “antre”, qui doit avoir du mal à contenir tout ce que son esprit procède, et tout ce que son agenda empile. Invitée le week-end dernier au premier festival organisé par Kiosk Radio, elle vient par exemple de terminer l’identité sonore du Kaaitheater, est toujours en résidence au MUHKA (le musée d’art contemporain d’Anvers) jusqu’à la fin de l’année, cumulant ces activités de musicienne/DJ/performeuse/plasticienne avec celle de prof à la Cambre. Mind Is Mud, donc, l’esprit est “boueux”. Et aussi pour le coup, un peu hyperactif…
En musique, cela se traduit par un deuxième album d’avant-pop électronique expérimentale, beau et bizarre à la fois. En soi, Mind Is Mud n’est ni “compliqué”, ni opaque. Mais, tout en assumant ses influences (dance, new wave, indus), il fait partie de ces disques qui intriguent et éventuellement décontenancent, maîtrisant l’art du flou de manière assez jubilatoire.
Trac trauma
Reprenons depuis le début. Née à Liège en 1979, Céline Gillain grandit à la campagne. À la maison, pas de télé. Pour s’évader, il y a tout de même la radio -“Technotronic a été mon premier vrai choc”-, les bals de village -“J’adorais la new beat”- et puis les copains de l’école -“J’ai grandi avec la pop des années 90, avec tout ce qu’elle pouvait avoir d’à la fois accessible et alternatif, voire expérimental”, de Tricky à Nirvana. Dès l’âge de 7 ans, elle apprend aussi la flûte, joue même dans un ensemble de musique baroque. Mais l’adolescence amène son lot d’angoisses existentielles. Céline Gillain développe un trac maladif. Paralysant même…
Elle décide alors de se focaliser sur la peinture. Jusqu’à ce que, lassée par le milieu et la pratique en solitaire, elle invite cinq collègues pour une résidence, dans la maison de sa grand-mère, à Stoumont. “Que des filles. Aujourd’hui, ce genre de démarche est assez répandue. Mais à l’époque, c’était beaucoup plus “bizarre”, les problématiques féministes n’étaient pas autant mises en avant.” On est à l’été 2010. Après une semaine, le groupe a produit une sorte de “roman-photo, complètement délirant”. Et mute en collectif –The After Lucy Experiment. Il va rapidement déborder des arts plastiques pour se lancer dans des performances. Y compris musicales. Alors qu’elle pensait avoir enterré toutes prétentions dans le domaine, Céline Gillain se reprend au jeu…
Aujourd’hui, son angoisse de la scène est (un peu) plus gérable. “Mais je ne cours toujours pas derrière les concerts. Et ceux que j’accepte restent un vrai défi.” Les machines lui servent de carapace, et de véhicule pour ses idées. Voire d’ouverture sur le monde: “Mon ordinateur est comme une fenêtre sur l’extérieur. Quand je compose, j’essaie de créer des espaces larges et ouverts.”
Cet amour de l’électronique est aussi raccord avec sa passion pour la science-fiction. À la Cambre, Céline Gillain passe ainsi pas mal de temps à décortiquer le Cyborg Manifesto de Donna Haraway. Et le titre de son dernier album est tiré d’une citation de Woman on the Edge of Time, classique féministe de la littérature d’anticipation, signé Marge Piercy. “Ce qui m’attire dans la science-fiction? L’imaginaire. Quelqu’un comme Ursula K. Le Guin, par exemple, a vraiment créé des mondes, des langues, des planètes, toute une anthropologie. Elle invente des modes de société différents qui nous obligent à repenser les nôtres, et à voir à quel point ils peuvent être arbitraires. Comme, évidemment, tout ce qui tient au patriarcat, ou le capitalisme. En fait, je pense même que c’est par la science-fiction que j’ai commencé à conceptualiser une pensée féministe.”
Humour noir
Cérébrale, Céline Gillain? Un jour, sur France Inter, sa sœur Marie (oui, l’actrice) louait son engagement, la décrivant comme l’intellectuelle de la sororie. “Les rôles que l’on se distribue dans une famille, rigole l’intéressée. La vérité est qu’il y a aussi une grande part d’intuition dans ce que je fais. Je construis par exemple toute ma musique à l’oreille. Quand j’ai commencé, je n’avais de toutes façons aucune connaissance technique, je ne savais pas ce qu’était un compresseur, etc. Je connais des musiciens qui théorisent, analysent, mesurent les fréquences. Moi pas du tout. Ça ne me sert à rien. Après, l’intellect et l’intuitif sont-ils vraiment complètement déconnectés?”
De fait, pour retomber à nouveau sur le titre du dernier disque, l’esprit est touffu et ses chemins tortueux. La musique de Céline Gillain est donc aussi conceptuelle que viscérale. Elle parle à la fois de la marchandisation de chaque recoin de la vie en société (You the Client) et de sororité (Together). De la difficulté de rentrer dans le moule (“I’m working so hard trying to fit in”, sur Never Easy) comme de la fatigue digitale (“There’s no one to impress anymore”). Avec toujours pas mal de second degré -“Certains sons peuvent être très comiques!”. Et une prédilection pour l’humour noir. Dans Peer Pressure, elle annonce par exemple: “It’s my trauma, and I do what I want with it”. “C’est typiquement le genre de phrases qui me fait rire.”
L’humour comme “soupape” donc. Et puis aussi pour amener de la nuance? “L’époque est tellement confuse. Le risque est de trop simplifier le message. Du coup, oui, il y a en effet une forme de complexité qui est importante…”
Céline Gillain, Mind Is Mud (8). Distribué par Cortizona.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici