Ce que veut La Femme: « On a envie de continuer à partir dans tous les sens »
Émancipée, La Femme continue de foutre le bordel sur la scène musicale française. Son troisième album, Paradigmes, fait péter les cuivres et joue avec le psychédélisme, le punk et la pop à synthé sans se soucier des règles. Entretien.
Il est chez lui. Affalé sur son lit. Torse nu sous sa chemise, une petite ombrelle chinoise au-dessus de la tête. « Bah ouais. Les joies du télétravail. » 14 h moins le quart, l’heure du pétard. Marlon Magnée sort un cône de dessous la couette. Tranquille, peinard. L’homme n’est pas pressé. Pas plus que La Femme d’ailleurs. Quasiment cinq ans se sont écoulés depuis la sortie de Mystère. « Sacha (Got) était très fatigué. Il voulait prendre des vacances et voyager. On a donné beaucoup de concerts aussi. Le temps passe vite. Puis comme toujours, on veut faire de grands albums. Des disques qui tiennent la route et qui ont une longue durée de vie. Il faut se donner les moyens de faire les choses bien. On est des artisans. » Des artisans aux grandes ambitions. Philosophes punk d’une jeunesse perdue décapsulant sur leurs synthés le psychédélisme à la française.
Flash-back. Fin 2017, La Femme vient de terminer une tournée américaine. Les visas sont encore valables. Marlon et Sacha décident de rester aux USA, de louer une maison et de commencer à enregistrer leur nouvel album. Ils s’installent pendant un mois et demi chez leur pote Jeffertitti avec son studio dans le garage. « Ça change forcément quelque chose dans le mood. Parce que quand tu es à Los Angeles, tu bosses moins que si t’es au fin fond de la Belgique. Il y a tellement de tentations. Faut faire gaffe. En même temps, on a déjà tenté l’isolation à la campagne dans des villes pas drôles. Tu pètes vite les plombs et, au bout d’une semaine, tu as envie de te barrer en week-end. »
Sous le soleil californien, Marlon et Sacha côtoient la scène locale, traînent avec les artistes d’Echo Park et de Silver Lake, passent du temps avec les Growlers. « On n’a jamais été potes avec Ariel Pink mais on le voyait tout le temps dans les endroits où on sortait. Il y avait aussi Kieran Shmaskelyne qui est pote avec Mac DeMarco. Même si nous, on n’aime pas forcément toute cette scène, tu sens une émulsion. Puis il y a plein de chouettes groupes pas connus. »
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Entre deux sessions d’enregistrement, tandis que naissent Pasadena et Le Jardin, les deux compères donnent des petits concerts acoustiques au Zebulon avec Soko et Grace Hartzel, la mannequin pour Dior, Chanel, Tom Ford alors girlfriend de Marlon… « Le Zebulon était un lieu incontournable de New York au début de la décennie passée et maintenant, c’est à Los Angeles. Ce sont des Français, des Bretons, qui vivent aux États-Unis depuis 20 ans et créent des lieux de concert. C’est complètement ouf. Un endroit de liberté. Fédérateur. On y faisait des résidences de DJ toutes les deux semaines. »
Les deux lascars collaborent avec la chanteuse pop Tatiana Hazel, la siffleuse australienne Molly Lewis… Marlon se sent comme un poisson dans l’eau. Il aimerait rester à Los Angeles. Finir l’album rapidement. Pousser le rêve de rock star à L.A. jusqu’au bout. Sacha, lui, en a marre. Il veut rentrer en Europe. Voyager et faire sa life. « Je suis un peu triste mais je me dis: tant pis. Je continue à enregistrer de mon côté. De toutes façons, Sacha avance du sien. Le groupe est assez étrange. Parfois, tu as même l’impression que ce sont deux projets solos réunis. 70% de la création se fait chacun de son côté. Parfois c’est moi qui fabrique un morceau de A à Z. Parfois c’est lui. On met un tampon La Femme alors que ça veut rien dire. T’écoutes une musique de Sacha Got ou une musique de Marlon Magnée. Et peu importe dans le fond parce qu’on a le même état d’esprit. »
La Femme n’est pas vraiment un groupe. La Femme est un duo. Ou peut-être plus encore une créature à deux têtes. Celles de deux mecs de Biarritz qui se connaissent depuis les bancs de l’école primaire. Ce sont eux qui font le groupe au jour le jour. Qui composent et enregistrent les albums. « Le groupe que les gens connaissent, c’est celui qu’ils voient sur scène. Mais ce sont davantage des musiciens, des potes qui viennent jouer nos morceaux. À un moment, Clémence et Nunez ont voulu leurs propres chansons et leurs propres projets. Ils sont partis et ont monté leurs trucs. C’est compréhensible. »
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Quand le moment leur a semblé venu, les deux compères sont partis à la campagne chez Sam Lefèvre (le bassiste de la clique) terminer leurs chansons et leur disque. La Femme n’a jamais d’intention quand elle fait un album. Elle se laisse guider par ses envies, évite soigneusement de se fixer des règles de toutes façons toujours trop contraignantes pour des mecs en mouvement permanent. Got et Magnée ont un répertoire d’une centaine de chansons dans lequel ils piochent à leur guise. Le Sang de mon prochain remonte à 2012. Avant même la sortie de Psycho Tropical Berlin, premier album de la formation . « Le but est d’achever tous ces morceaux et de les publier. C’est juste que c’est beau ce qu’on a fait et qu’on a envie de le faire découvrir au monde. Puis, c’est aussi un témoignage qu’on laissera derrière nous en mourant. On est contents de pouvoir filer un maximum d’informations et de musique. »
Country disco et ragga opéra
« Pendant la nuit, les paradigmes s’effacent. Les masques tombent pour célébrer le néant et la folie. Dans cette énigme qu’on appelle la vie. J’ai envie de courir et de pleurer. » La chanson qui a donné son nom à l’album résonne pleinement dans le climat ambiant. « À la base, on trouvait juste le mot génial. Beau esthétiquement. C’était vraiment superficiel comme démarche. Mais après, on s’est dit qu’il était important, qu’il était profond, qu’il parlait à tout le monde. Et avec le Covid, ça a tellement cartonné que… laisse tomber. On est vraiment tous, sans exception, dans un nouveau paradigme. C’est drôle d’avoir écrit ces paroles. Parce que finalement, ils sont tombés du ciel, les masques, et ils sont sur nos gueules. »
Paradigmes est un grand fourre-tout. Un résumé foufou de tout ce qui leur a plu dans le siècle passé. « Même si on est très français dans notre approche, l’idée est d’aller partout dans ce qu’on aime et de le refaire à notre sauce avec notre son. Tu as du ragga opéra (Force & respect ), de la country disco (Disconnexion ). Ou encore Lâcher de chevaux qui est un mélange d’Ennio Morricone et de Giorgio Moroder. On pense que c’est américain mais c’est plutôt italien en fait. C’est le western depuis la Botte, mélangé à l’italo disco… On est des amoureux de musique d’où qu’elle vienne. Porque te vas de Jeanette par exemple, c’est un truc qui nous a parlé. On a envie de continuer à partir dans tous les sens. »
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Sur ce troisième disque plein de fraîcheur et de souffle, La Femme se promène dans les saloons et les clubs de jazz, sort ses bottes de cow-boy et fait claquer les cuivres. « On a toujours été fascinés par les années 20 et 30. Les orchestres, les big bands, le swing, tout ça. Il y a un moment, ça faisait partie du truc. Comme on a acquis de plus en plus d’expérience et de savoir-faire dans la production musicale, on a pu se le permettre et le faire bien. On est partis dans la maison de DJ Pone des Birdy Nam Nam pendant un mois. »
Depuis leurs débuts, Got et Magnée ont déjà recruté une trentaine de chanteuses. De Clara Luciani à Jane Peynot, de Clémence Quélennec à Grace Hartzel en passant par Soko, Paradigmes ne déroge pas à la règle. On y croise aussi Ariane Gaudeaux qu’ils ont trouvée sur Facebook grâce à un casting. » Elle a une voix très perçante, très belle et très claire comme une petite poussière d’étoile céleste. » Mais aussi Alma Jodorowsky, la petite-fille d’Alejandro. « C’est une amie d’enfance. Ça faisait longtemps qu’on parlait de faire de la musique ensemble. Je dirais que grosso merdo, dix ou quinze personnes ont participé aux séances d’enregistrement. »
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Foutre le bordel
Sur Paradigmes, La Femme, groupe international, s’essaie à l’espagnol (Le Jardin), fait danser un anglais très français (Foreigner) et sort des odes à la fête au moment où on ne peut plus la faire (Foutre le bordel). « Je suis quelqu’un de très bordélique. J’avais envie de dire: allez, on fout le dawa et c’est cool. C’est un appel à la fiesta, à se bouger le cul et à se faire plaisir. » Malgré le manque à gagner, Marlon n’est pas en descente. Il a vécu le confinement assez positivement. « Des fois, les sorties, c’est du gaspillage de temps. Tu fais toujours la même chose. Tu retournes dans le même putain de club. Tu vas voir le même putain de concert. Alors que tu as plein de livres chez toi, que tu ne lis jamais. Puis, le resto, c’est relou. Tu payes tes coups en boîte, c’est du délire. Le verre à 15 balles à un moment, faut arrêter. C’est bien mieux d’acheter des bouteilles de vin de qualité, de soutenir des petits producteurs et d’arrêter la merde d’Absolute Vodka mélangée au Red Bull. Tu fais des fêtes chez toi avec tes potes, des dîners avec des bons produits. Je trouve ça cool. Les trois quarts des restos te réchauffent ta bouffe dans des micro-ondes. La pandémie, ça a été l’occasion pour tout le monde d’appuyer sur « restart ». Je trouve qu’on a été trop loin. Ça va être cool de revenir à ça. Mais faut le voir comme un bon bol d’air frais pour tout le monde. Parce que quand ça repartira, ça repartira. Et on aura tous tout oublié. »
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Derrière ses allures de branleur sympa et je-m’en-foutiste qui a pris en maturité, Magnée est un perfectionniste, un méticuleux, un jusqu’au-boutiste. « Avant, je passais ma vie à dénicher des perles chez les disquaires et chez des potes. Mais maintenant, 90% de la musique que j’écoute, c’est la mienne. Je mets pas La Femme pour me détendre mais je vais ranger ma chambre et m’écouter notre dernier morceau pour mettre le doigt sur ce qui cloche. C’est un peu comme une usine qui va essayer mille fois sa machine à laver. On se fait chier sur tout. On est dans un truc d’esthète complètement artificiel où la moindre spontanéité est calculée. »
Peu de groupes français sont parvenus à faire leur trou aux États-Unis. A fortiori quand ils chantent dans la langue de Dutronc et de Gainsbourg. « Je pense qu’on est clairement arrivés avec une musique qui n’existait pas là-bas. C’était très français. Très sixties. Très eighties. On avait pas mal de synthés. Ouvrir les portes, c’est compliqué. Surtout quand tu es le premier. Avant, tu avais eu Air, Phoenix et Daft Punk mais ils utilisaient l’anglais. On a pété le mur et agrandi l’ouverture. Maintenant, tu as Polo et Pan, L’Impératrice… Tant mieux pour eux. Mais c’était compliqué au début. Ne serait-ce que chez nous déjà. Pour chanter en français en France, on a dû se battre. C’était réservé à la variété pourrie. Dans le truc indie, c’était impensable. »
Paradigmes. Distribué par Disque Pointu/Pias/Idol/Born Bad. ****
« On aime le style mais la mode on n’en a rien à foutre. » Marlon Magnée s’en préserve même et semble prendre un malin plaisir à souffler musicalement contre l’air du temps. Un antidote à l’éphémère. « Aujourd’hui la mode, c’est chanter en français, avoir des synthés et faire de la musique comme La Femme finalement. Mais nous, à la base, on a fait notre truc. On n’est pas dans la variété eighties que t’entends sur Nostalgie, les claviers des années 80 un peu chiants et la production pourrie des années 90. »
En attendant, La Femme, à la fois punk et coquette, fait quand même attention à son image. Elle s’est fait fringuer par Hedi Slimane et a même créé deux morceaux de 20 minutes pour ses défilés. Me Suive en 2015, un trip sixties à la Gainsbourg genre Variations sur Marilou. Et Runway en 2018, un truc branché italo disco… « Il faut les écouter dans ta voiture, à vélo ou quand tu ranges ta chambre. Ce sont des voyages au cours desquels tu t’oublies et t’oublies même que tu écoutes de la musique. Ce sont les titres les plus underground et les moins calibrés qu’on ait enregistrés. Pour moi, nos plus grands chefs-d’oeuvre. »
Avec son côté subversif et précurseur, le créateur parisien ne pouvait que leur plaire. « Tout le monde a repris son esthétique. Mais en 2000, via Dior, il créait sa propre vibe sans écouter les standards de la mode. Même chose avec ses mannequins. Il ne prend pas des gens connus. Il les chope dans la rue. C’est après que tout le monde les veut. Parce que ce sont tous des suiveurs, des moutons. Comme on a pu le voir aussi dans la musique. On fait notre truc et après, les gens nous suivent. »
Son image, La Femme la soigne surtout dans ses vidéos. Six morceaux de Paradigmes sont déjà sortis en clips (dont trois ambiance très chic tournés au théâtre parisien Le Palace et un dessin animé fabriqué à l’iPad par Magnée). Ils seront prochainement réunis dans un film. « Les BO, ça nous a toujours passionnés. Puis au début, quand tu commences à faire de la musique et veux monter un groupe, t’es pas sûr que ça marche. Alors, tu dis que t’aimerais bien faire des musiques de film. C’est trop bien. Sauf que nous, on attend d’avoir de bons scénarios. Notre rêve, c’est de faire de la musique pour Tim Burton et Tarantino. On fait des très belles musiques et on ne veut pas les donner pour des films de merde. Sauf si on nous paie super bien et qu’avec l’argent on peut financer nos vidéos et nos albums. »
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