De l’éblouissant retour de Blood Orange à la nouvelle pépite de Big Thief, en passant par David Byrne, Shame, Sabrina Carpenter, Ghostwoman: retour sur les sorties du moment
1. Blood Orange – Essex Honey
C’est ce qu’on appelle un disque à combustion lente. Le genre d’album à laisser décanter patiemment pour réellement en percevoir toute la beauté grisante. Deux semaines après sa sortie, on peut ainsi confirmer que le nouveau projet de Blood Orange, aka Devonté Hynes, est bien l’un des plus beaux bijoux de cette rentrée (voire de l’année ?), le talisman idéal pour accompagner l’été indien et les premières sautes d’humeur de l’automne.
Cinquième album sous l’enseigne Blood Orange, Essex Honey déboule sept ans après Negro Swan. Dans l’intervalle, Dev Hynes a consolidé son statut de musicien touche-à-tout, réclamé un peu partout (Solange, Britney Spears, FKA Twigs, Kylie Minogue, etc.) En réactivant son alias Blood Orange, Hynes propose une nouvelle série de morceaux en apesanteur, entre pop alternative, post-R&B et new wave pastel. Des chansons entre chien et loup, à la fois limpides et sinueuses. Sur Thinking Clean, par exemple, le piano semble longtemps se demander où aller, avant de se déployer vers des territoires quasi jazz, puis de s’emballer dans une pompe disco, finissant par s’écraser sur un violoncelle grésillant. Plus loin, Life est une sorte de slow funk, ponctué d’un solo de saxo humide. On y retrouve les voix de Tirzah et Charlotte de Santos, deux invitées parmi la dizaine présents sur Essex Honey – de Caroline Polachek en passant par Lorde ou Mustafa.
Basé aux Etats-Unis, Devonté Hynes est né et a grandi en Angleterre. Essex Honey constitue en cela une sorte de retour aux sources. Marqué par le décès récent de sa mère, le bientôt quadra (en décembre) revient sur ces paysages monotones qu’il avait tant cherché à fuir, et qu’il se surprend désormais à aimer. Bourré de références indie rock plus ou moins cachées (des Replacements à Durutti Column, en passant par Yo La Tengo ou New Order), Essex Honey est en cela aussi un disque sur l’ennui adolescent, comme la génération de Hynes est la dernière à avoir pu le vivre. Un spleen pré-Internet, pré-réseaux sociaux, où la musique n’était pas un simple produit de consommation courante, mais un compagnon rare et précieux. Tout comme l’est précisément Essex Honey. ● L.H.
Distribué par Sony
La cote de Focus : 4,5/5
2. Shame – Cutthroat
«Cet album parle des lâches, des cons et des hypocrites. Soyons réalistes. Ils sont nombreux dans les parages pour le moment.» Charlie Steen a toujours eu la langue bien pendue, une propension à renverser les tables et un goût certain pour la confrontation. Son groupe, Shame, a débarqué il y a une dizaine d’années sur le devant de la scène anglaise avec un rock de combat énergique et insurrectionnel.
Pour leur quatrième album, les cinq amis d’enfance fatigués du post-punk bas du front ont embauché John Congleton (St. Vincent, Explosions in the Sky, Swans…), décidé d’explorer de nouvelles sonorités et de quelque peu se moderniser. Cutthroat s’offre des touches électroniques, un peu d’autotune et lorgne, hédoniste, du côté du Madchester et de son dancefloor. Les émeutiers n’ont pas perdu leur identité. Ils l’ont refaçonnée. Allant même jusqu’à se promener dans les années 1980 (Axis of Evil). Le disque plutôt réussi d’un groupe en mutation. ● J.B.
Distribué par Dead Oceans/Konkurrent. Le 29 septembre au Trix, à Anvers, et le 7 novembre à l’Aéronef, à Lille.
La cote de Focus : 3,5/5
3. Big Thief – Double Infinity
En dix ans, les Américains de Big Thief ont réussi à livrer l’une des discographies les plus passionnantes du rock indé, un quasi sans-faute. Porté par une chanteuse-leadeuse charismatique –Adrianne Lenker–, autant que par un vrai esprit collectif, le groupe a tissé un folk-rock parfois tortueux, mais toujours intense. Il n’en va pas autrement sur leur nouveau Double Infinity.
Désormais réduit à un trio, suite au départ du bassiste Max Oleartchik, Big Thief aurait pu se crisper. Au lieu de ça, il a laissé la porte ouverte à de multiples invités et, surtout, a appris à délier un peu plus son écriture. Sans rien perdre de leur profondeur, évoquant aussi bien le temps qui passe que la difficulté de communiquer entre les êtres, les chansons de Big Thief en ont gagné en fluidité, voire en simplicité. Sur le morceau-titre, coincée entre «deux infinis», «entre ce qui a été perdu et ce qui attend d’advenir», Lenker semble implorer: «Beauty, speak to me!» Avec Double Infinity, son vœu a été largement exaucé… ●
Distribué par 4AD. En concert le 2/06, à Forest National
La cote de Focus : 4/5
4. Sabrina Carpenter – Man’s Best Friend
Un an après Expresso, le tube qui l’a propulsée dans les stratosphères de la pop mondiale, Sabrina Carpenter enchaîne avec un nouvel album. Pas besoin de tourner autour du pot trop longtemps : Man’s Best Friend se contente de capitaliser mollement sur le succès de son prédécesseur, Short n’ Sweet. Et après tout, pourquoi changer une équipe qui gagne ? – Jack Antonoff encore et toujours à la manœuvre. Peut-être pour lui donner malgré tout un peu de consistance ?
Dans une musique pop dominante – mais qui a appris aussi, derrière ses tics bling bling, à craquer le vernis -, les chansons de l’Américaine donnent bien trop souvent l’impression de coller à une recette trop sage et prévisible. Rigolotes parfois, bien foutues toujours, mais si rapidement oubliées. Carpenter a beau ressortir la figure de la « blonde sexy faussement délurée », ou jouer la provoc avec, par exemple, une pochette au minimum maladroite (La meilleure amie de l’homme, à quatre pattes, et tenue par les cheveux, vraiment ?), ses morceaux pêchent régulièrement par manque de personnalité. Man’s Best Friend constitue pourtant déjà le septième album de l’intéressée. Mais sans qu’il ne réussisse à la faire décoller d’une formule essorée – un brin de country (Go Go Juice), une pointe de « swiftisme » (My Man On Willpower), un touche de disco (Tears). ● L.H.
Distribué par Universal
La cote de Focus : 2/5
5. David Byrne – Whos Is The Sky?
A 73 ans, David Byrne reste une figure pop à part. Le genre d’icône qui peut se balader sans problème dans les rues de New York à vélo, sans créer la moindre émeute. Une star dont les titres les plus connus avec son groupe Talking Heads sont moins devenus des tubes que des standards (Psycho Killer, Once in a Lifetime, etc.). Entretenant sa curiosité, Byrne a surtout affiné au fil du temps son profil d’artiste multidisciplinaire, intéressé aussi bien par l’écriture que l’architecture, la vidéo ou la danse. Une vision à 360 degrés qui, à défaut d’offrir ces dernières années des disques vraiment marquants, lui a permis à la fois de raccrocher à la nouvelle génération –son apparition sur scène aux côtés d’Olivia Rodrigo, en juin. Mais surtout de livrer des concerts spectaculaires, ébouriffant d’inventivité.
On ne peut d’ailleurs que conseiller de se rendre à Forest National en février prochain. David Byrne viendra y présenter son nouvel album, Who Is the Sky? Déboulant sept ans après American Utopia, le disque a été enregistré avec l’ensemble new-yorkais Ghost Train Orchestra, et produit par Kid Harpoon, connu pour ses travaux sur les tubes de Harry Styles, Miley Cyrus ou Shawn Mendes. L’idée de Byrne est claire: proposer une série de chansons à la fois personnelles et susceptibles de plaire au plus grand nombre. Et d’apporter un peu de positivité et de légèreté dans un monde de brutes. Si l’intention est évidemment louable, le résultat se révèle au mieux agréable, au pire agaçant. A l’instar du single Everybody Laughs, un peu vain, ou d’un titre comme Moisturizing Thing traitant de skin care routine.
Evidemment, Byrne mâtine toujours ses morceaux d’un brin d’absurde ou de décalage, mais sans que cela ne les fasse décoller. Sur l’étonnant The Avant Garde, celui qui a trouvé la notoriété dans la scène underground post-punk du New York des années 1980 se demande: «Je ne suis pas certain de que je ressens à propos de l’avant-garde/J’aime l’idée et aussi sa politique/Mais je ne suis pas vraiment sûr/Que cela veut dire que c’est bon.» Ce qui pourrait aussi s’appliquer à Who Is the Sky?… ● L.H.
Distribué par Matador. Le 18 février à Forest National, à Bruxelles.
La cote de Focus : 2,5/5
6. Ghostwoman – Welcome To The Civilized World
Créée il y a maintenant une dizaine d’années dans une ferme abandonnée de Diamond City, en Alberta, par le seul Evan Uschenko, un multi-instrumentiste canadien qui s’est fait les dents dans le groupe de Michael Rault, Ghostwoman est un projet hautement psychédélique. Un rejeton des 13th Floor Elevators et de Black Angels qui a conçu son premier EP sous champignons hallucinogènes et a la poisse qui lui colle aux basques (du cambriolage qui lui a coûté sa guitare de prédilection à l’incendie ravageant la maison qui servait à lui et à son groupe de salle de répétition).
Aujourd’hui flanqué de la batteuse belge Ille van Dessel (Pink Room, Poolface) avec qui il partage sa musique et son lit, Uschenko reste un ardent défenseur de la cause psychédélique. Réaction allergique à notre époque malade, Welcome To The Civilized World divague quelque part entre le Black Rebel Motorcycle Club, Psychic Ills, le Brian Jonestown Massacre et Amen Dunes. Vous prendrez bien un cachou? ● J.B.
Distribué par Full Time Hobby/Konkurrent. Le 8/11 au festival Sonic City (Courtrai).
La cote de Focus : 3,5/5