Big Thief sort l’épatant Double Infinity: interview exclusive avec l’un des groupes les plus intenses du moment

Big Thief, désormais en trio, retrouve une nouveau souffle sur Double Infinity
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Big Thief a tangué, mais n’a pas flanché après le départ de son bassiste. Avec son nouvel album, Double Infinity, le groupe d’Adrianne Lenker découvre même un nouveau lâcher-prise. Rencontre avec le groupe américain, qui sera à Forest National en juin prochain     

Chanteuse-leader de Big Thief, Adrianne Lenker fait mine de s’étonner : « Pourquoi telle musique me touche? Wow!… OK, c’est toujours intéressant de creuser et de s’interroger. Mais cela reste quand même un phénomène étrange, difficile à cerner ou quantifier. C’est juste quelque chose que vous sentez au plus profond de votre âme…» A question banale, réponse convenue: bien fait pour le journaliste… A ceci près que, dans la bouche d’Adrianne Lenker, la sentence a des accents de pure vérité. Peu de groupes récents ont en effet autant donné le sentiment de fonctionner à l’instinct. Moins porté par la dernière trends TikTok que par un sentiment d’urgence et de vérité. Plus préoccupé par la manière d’être présent dans le moment qu’omniprésent sur les réseaux. Bref. A une époque où le terme d’industry plant n’a jamais été aussi populaire –google stats à l’appui–, Big Thief tient plutôt de l’herbe folle. 

Avec pas mal de succès: en 10 ans, Big Thief est devenu l’une des têtes de gondole de la scène rock indépendante américaine. Le groupe a réussi à combiner succès critique, public et même la reconnaissance du milieu (pas moins de cinq nominations aux Grammys). Rencontrée une première fois en 2019, pour la sortie de U.F.O.F., Adrianne Lenker présentait le disque comme un plaidoyer pour que chacun accepte plus facilement son «alien», sa propre part d’étrangeté. Le succès facilite-t-il précisément le processus? «Non, pas forcément. En réalité, la difficulté quand vous bénéficiez d’une certaine « reconnaissance », c’est de se retrouver au contraire coincé dans l’image que le public a de vous. Les gens projettent des choses, vous voient comme une entité bien précise et définie. Et vous pouvez facilement vous faire piéger là-­dedans. Alors que vous êtes forcément multiple, que vous avez envie de continuer à grandir dans votre travail.»

Big Thief, big bosseurs

Jusqu’ici, Big Thief a plutôt réussi à se protéger, chérissant sa liberté. En 2019, le groupe s’est par exemple permis de sortir deux albums à cinq mois d’écart –U.F.O.F. et Two Hands. Trois ans plus tard, Dragon New Warm Mountain I Believe in You était encore une imposante galette d’une vingtaine de titres, étalés sur plus de 80 minutes. Publié cette semaine, leur nouveau Double Infinity présente des proportions plus modestes –neuf titres emballés en moins de trois quarts d’heure. Mais il reste toujours aussi difficile à cerner, entre folk psychédélique, country chaleureuse et americana exubérante.

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Comme si cela n’était pas suffisant, les différents membres du groupe continuent également d’alimenter chacun des parcours solo. Au cours de ces trois dernières années, quand il ne jouait pas sur les disques de Taylor Swift, Ed Sheeran ou Gracie Abrams, le batteur James Krivchenia a par exemple trouvé le temps de produire un disque d’electronica (Performing Belief, sorti au printemps). Le guitariste Buck Meek a sorti, lui, un troisième album sous son nom (Haunted Mountain, en 2023). Tandis qu’en 2024, Adrianne Lenker a enchaîné Bright Future (sixième album solo) et l’EP I Won’t Let Go of Your Hand, vendu au profit de l’ONG Palestine Children’s Relief Fund.

Derrière l’éventuelle image de hippies désinvoltes, il y a donc surtout des bosseurs acharnés. Buck Meek: «C’est juste qu’on a besoin de travailler pour se sentir entiers. Peu importe le succès que peuvent récolter nos disques, ils ne sonnent jamais comme des aboutissements. Personnellement, en tout cas, dès que j’ai achevé quelque chose, le lendemain, je me réveille en me sentant insatisfait. C’est comme si je ne savais plus trop qui j’étais. Je suis envahi par un sentiment de flottement, jusqu’à ce que je me remette au boulot.»

Big in Belgium

Autre exemple récent de ce stakhanovisme: la sortie, l’an dernier, de Dance of Love, album de l’octogénaire américain Tucker Zimmerman, produit entièrement par Big Thief. L’histoire n’est pas banale. Héros folk culte basé en Belgique, Zimmerman a rejoint l’Europe dans les années 1960 pour éviter d’être envoyé au Vietnam. Il file d’abord en Italie, avant de se poser en 1968 à Londres, où il enregistre un premier album. Intitulé Ten Songs, il deviendra l’un des favoris de David Bowie. Un an plus tard, Zimmerman finit par atterrir du côté de Liège (où vit la famille de sa femme) et s’y fixe alors pour de bon, entretenant une carrière aussi riche que discrète.

C’est là, à Stockay-Saint-Georges, dans le fin fond de la Hesbaye, qu’Adrianne Lenker a fini par retrouver sa trace. «On cherchait à le contacter depuis des années. Sa musique m’a profondément marquée. Pour moi, il devrait bénéficier de la même notoriété qu’un John Prine ou un Bob Dylan.» La connexion étant faite, Big Thief va d’abord proposer à Tucker Zimmerman de les accompagner en tournée, avant de se mettre à son service comme backing band et producteur de son dernier album. «On a directement développé une super complicité, aussi bien avec Tucker qu’avec sa femme Marie-Claire. Ce sont tous les deux des personnes à la fois chaleureuses, très profondes et pleine d’humour. Marie-Claire est l’une des personnes les plus drôles que j’ai pu rencontrer. C’est devenu la famille aujourd’hui. On est un peu leurs enfants adoptifs» (rires).

Et de concevoir dès lors Big Thief comme une sorte de fratrie musicale? Cela tient la route. Adrianne Lenker le répète encore: «Pour moi, il n’y a rien de plus amusant au monde que de me retrouver dans une pièce à jouer de la musique avec ces gars.» En interview, la chanteuse a également souvent raconté que le groupe lui a littéralement «sauvé la vie».

Dans la tempête

Lenker a en effet connu un parcours cabossé. Née en 1991, à Philadelphie, elle a passé ses premières années dans une secte, avant que ses parents ne prennent leur distance et partent bourlinguer en van aux quatre coins du pays avec leur fille. A leur divorce, Adrianne passera la majorité de son temps avec son père, musicien amateur qui imagine pour elle une vraie carrière. A 14 ans, elle sort même un premier album solo… Mais ce n’est qu’en tournant le dos au paternel et en s’inscrivant au Berklee College of Music qu’elle va réellement trouver sa voie. Au début des années 2010, elle rencontre Buck Meek. Ils jouent ensemble dans la rue et les bars, deviennent amoureux avant de sortir un premier disque à deux, puis de former Big Thief, avec James Krivchenia et Max Oleartchik (basse). Inséparable, le quatuor réussit même à digérer le divorce de Lenker et Meek, en 2018, après trois ans de mariage.   

Big Thief, soit Adrianne Lenker, James Krivchenia et Buck Meek

S’il y a bien un storytelling qu’entretient Big Thief, c’est donc celui d’une entité soudée et bienveillante. Une safe place où chacun peut se mettre au service de la musique. Entre-temps, l’édifice a cependant craquelé. L’album de Tucker Zimmerman est en effet le dernier projet sur lequel le groupe a travaillé à quatre. Quelques semaines avant la sortie de Dance of Love, Big Thief annonçait le départ de Max Oleartchik. La raison? Il n’a pas fallu longtemps pour que soit évoquée l’hypothèse d’une divergence de vues sur la question palestinienne entre le bassiste israélien et les autres membres du groupe. En 2022, Big Thief avait déjà décidé d’annuler deux concerts prévus à Tel-Aviv, la ville natale d’Oleartchik. Deux ans plus tard, dans un portrait du New York Times, Lenker était revenue sur l’épisode, avouant avoir traversé à l’époque le genre «de tourmente qui peut faire éclater un groupe». L’emballement tragique du conflit aura-t-il finalement eu raison de la cohésion du quatuor? Sur sa page Instagram, Max Oleartchik affiche pourtant un message qui laisse assez peu de doutes sur l’opinion qu’il peut avoir du gouvernement Netanyahou: «Cessez-le-feu maintenant! Rendez les otages maintenant! Arrêtez ce cauchemar et reprenez le dialogue. Nous ne sommes pas notre gouvernement!»

C’est qui, le patron?

Dans son message officiel, le groupe parle lui de «raisons interpersonnelles» pour expliquer le départ du bassiste. Quand on rencontre Lenker, Meek et Krivchenia dans les locaux de leur maison de disques, à Paris, ils ne donnent pas plus de détails. Sans doute moins pour cacher une vérité peu glorieuse, que pour éviter de se lancer dans une discussion qui les enfermerait dans une position. Après tout, comme le clame Lenker sur Words, tiré de leur nouvel album: «It takes so much time/to find a line»… Plus loin, elle chante encore: «Words are tired and tense/Words don’t make sense.» Le batteur James Krivchenia explique: «Les mots sont toujours délicats. Surtout quand vous bénéficiez d’une plateforme importante. Vous voulez à la fois vous en servir pour aider les gens ou relayer leur cause. Mais vous n’avez pas envie non plus de dire une connerie ou d’imposer votre point de vue aux autres. C’est un exercice compliqué…»

En attendant, le désormais trio fait front. Au départ, Lenker, Meek et Krivchenia pensaient même enregistrer le nouvel album entre eux. Avant finalement de lancer les invitations. Comme par exemple au bassiste jazz Joshua Crumbly, à la chanteuse folk June McDoom ou encore au vétéran Laraaji, 82 ans, figure culte, et volontiers mystique, de la musique ambient. Adrianne Lenker: «J’ai rencontré Laraaji au Kerrville Folk Festival. J’étais venue assister à l’un de ses ateliers de méditation par le rire (NDLR: Laughter workshop). C’était super! Ma mère était là aussi. Après la séance, il m’avait filé sa carte de visite. Quand je l’ai rappelé, il a tout de suite accepté de venir.» Buck Meek: «Il est arrivé au studio avec son iPad et sa cithare. Il n’a pas dit grand-chose, mais il s’est montré tellement ouvert et disponible!»

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Doube Infinity a été enregistré en trois semaines, à raison de neuf heures de boulot par jour. A New York, Big Thief s’est posé au Power Plant, studio mythique dont les murs ont vu passer Bowie, Madonna ou encore Bruce Springsteen. A ce propos, on fait remarquer au groupe que le premier single de l’album, Incomprehensible, fonctionne sans vrai refrain, un peu comme l’hymne Thunder Road du Boss. «Bien vu!», s’enthousiasme Meek. «D’ailleurs, tu portes quasi le même t-shirt que Bruce!», s’amuse Krivchenia, en désignant le débardeur de Lenker. L’intéressée se marre. Et confirme tout de même: «Springsteen reste évidemment une figure très inspirante. Pour son charisme, sa vitalité. Et surtout l’attention qu’il porte à son public. C’est bête, mais jusqu’à récemment, cela n’était pas vraiment un sujet pour moi.»

Lâcher-prise

Sur scène, Adrianne ­Lenker a longtemps eu la réputation de donner des sets intenses, mais sans toujours beaucoup échanger avec son audience –sinon pour demander aux plus dissipés de faire moins de bruit, sous peine de quitter la scène. «Je veux me donner entièrement en concert. Ce qui fait que la plupart du temps, j’en ressors complètement morte, vidée. Et puis, un jour, vous voyez Bruce Springsteen sur scène, sa manière d’échanger avec son public, et comment il en retire une énergie folle. Lui aussi donne tout, mais il n’en ressort que plus vivant. C’est fou! C’est quoi, son secret?» A écouter la chanteuse, Incomprehensible serait donc né de la volonté de combiner cette énergie débordante, «avec des éléments plus éthérés à la Enya» (sourire).

En général, continue Lenker, Double Infinity est une tentative d’«engager le même genre de charisme, mais à notre manière». C’est vrai qu’on retrouve un peu de l’élan springsteenien dans un morceau comme Grandmother ou Los Angeles. Ce dernier, en particulier, démarre avec des rires, comme si l’on surprenait le collectif en pleine jam, au milieu de la nuit. Manière de montrer que Big Thief a réussi à surmonter les dernières tempêtes et retrouver un certain lâcher-prise.

Sur Incomprehensible, Lenker chante par exemple le temps qui passe et la peur de vieillir. Mais pour mieux l’accepter: «So let gravity be my sculptor, let the wind do my hair.» Ce que prône Big Thief, c’est sans doute moins de se résigner à l’inéluctable –bien sûr que tout cela va mal se terminer–, que de profiter de chaque moment. «Vous savez, c’est très facile de tomber dans un certain confort, une certaine routine, surtout quand vous commencez à avoir un peu de succès. C’est même assez naturel. Cela nous est arrivé aussi de fonctionner un peu en pilote automatique. Mais c’est important de s’en rendre compte et de résister à ça. En restant curieux et en investissant chaque instant. Si vous faites ce choix, tout prend alors une autre saveur…»

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