Bain turc : ce que la Belgique doit à la musique turque
Malgré leur infinie richesse, les musiques turques semblentparfois fonctionner en circuit fermé chez nous. Rencontres et tour d’horizon.
Depuis quasiment deux ans maintenant, le meilleur ambassadeur de la musique turque sur la scène internationale est un groupe hollandais. Un groupe emmené par un musicien occidental tombé amoureux de la scène rock anatolienne. Jasper Verhulst, ex-bassiste de Jacco Gardner, a réussi à se trouver un chanteur et une chanteuse d’origine turque grâce à une publication Facebook. Elle s’était installée aux Pays-Bas depuis peu; lui avait grandi à Arnhem. Plutôt surprenante, la success story n’a pas vraiment d’équivalent de ce côté-ci de la frontière.
« Parler de musique turque de manière générique ne veut pas dire grand-chose. C’est même presque un non-sens, commence Emre Gültekin, spécialiste du saz (un luth à manche long) né à La Louvière. Il s’agit vraiment d’une mosaïque. En Turquie, il y a 40 ethnies différentes et 70 provinces. Puis, entre deux villages voisins, les musiques sont parfois extrêmement différentes… Ce sont des microcosmes. La globalisation a tendance à éradiquer toutes ces petites formes singulières. Sauf dans les endroits qui sont préservés. Et préservée, la Turquie l’a été, relativement. Même si ça ne veut pas dire que le pays n’en a pas souffert. L’apparition de la télé a activement participé à la disparition des microcultures. Ou du moins à leur modification. Les effets de mode les ont transformées. Il existe évidemment du rap turc, de la pop turque. Un tas de genres, des nouvelles formes de croisement. Mais il faut du recul pour les définir et les analyser. » Le frère d’Emre, Munzur, est dans les musiques électroniques. Il se fait appeler HIDDN, a collaboré avec Henri PFR et s’est déjà produit à Tomorrowland. Originaire d’Anatolie, leur père Lütfü est parti en 1969 à Berlin pour étudier le journalisme. Dès 1971, il travaillait en Belgique dans les mines. « Papa a quitté sa pampa à 16 ans pour faire de la musique. Il n’y avait pas d’instrument là où il vivait. Parallèlement à son boulot, il s’est donc beaucoup investi dans sa passion et quand les mines ont fermé en 1984, il y a même consacré tout son temps. » Lütfü Gültekin a composé des centaines de chansons depuis la Belgique avant de s’en retourner vivre en Turquie il y a quelques années. » C’est parfois sous terre, dans les galeries, que ses paroles et ses mélodies lui venaient. On dit qu’il est dans la cuisine de la musique. Parce qu’il n’a pas vraiment eu de carrière scénique. Il est dans la composition de chansons traditionnelles et folkloriques. Beaucoup de gens ont interprété ses compositions. Elles se chantent partout où vit cette musique. » En Turquie, la technique ne se transmet pas comme ici. Mais bien par le bouche-à-oreille. Du maître à l’apprenti. Joueur de saz, Emre a d’abord commencé par assimiler tout le langage que son père a développé pendant sa carrière. « Mon papa a maniécet instrument durant toute sa vie. J’ai grandi avec une tétine en bouche et un saz à la main. Un peu comme Obélix qui tombe dans la marmite de potion magique. » La plateforme Muziekpublique lui a permis notamment d’élargir ses horizons. De faire des rencontres. D’établir des collaborations. Que ce soit avec des Indiens (le projet Baul Meets Saz), un musicien chinois (Guo Gan) ou un virtuose du doudouk (Vardan Hovanissian), symbole d’une possible réconciliation entre la Turquie et l’Arménie. « Parfois, ça donne naissance à de nouvelles formes musicales », glisse-t-il.
Un Turc coincé dans un corps belge
Emre a notamment croisé la route de Tristan Driessens. Ensemble, ils ont joué, monté des projets, organisé des stages et séminaires avec des thématiques liées à la musique et à la culture turques. Ils ont même fondé Seyir Muzik, à la fois label et centre de recherche musicale. « Il y a un énorme clivage entre la musique savante et la musique traditionnelle. Celle des steppes », note Driessens, qui est l’une des principales références de musique classique turque en Belgique et qui décrit son ami comme un barde, un troubadour. Tristan s’est intéressé à la musique turque via ses recherches autour du oud, ce luth à manche court très présent dans les pays arabes mais aussi en Iran et en Turquie. Il a été initié à son vocabulaire, sa théorie musicale et sa technique de jeu par des maîtres à Istanbul. « La musique est beaucoup moins intellectualisée dans la culture turque. Elle vient des tripes. On se l’approprie à travers un contact premier avec un guide. Elle ne s’apprend pas sur papier mais via une tradition orale à laquelle il faut se fier. C’est une chose qui n’existe pas chez nous. Ici, c’est le conservatoire, l’académie… Tout est institutionnalisé, alors que là-bas, rien: ça passe par le coeur, le lien humain. Même si la musique est rigoureusement codifiée, basée sur des règles strictes, il faut la sentir de l’intérieur et la reproduire par intuition. Ça m’a profondément influencé et c’est ce qui fait de moi un Turc coincé dans un corps belge. »
Par ailleurs à la tête du projet multiculturel Refugees For Refugees, Driessens dirige l’ensemble Lâmekân, qui se concentre sur la mise en valeur de plusieurs styles de musique présents durant les cinq siècles de l’Empire ottoman à Istanbul. « On va gratter dans les archives, faire de la recherche musicologique et s’entourer de grands maîtres. C’est très proche de ce qui se faisait à l’époque. On a joué en Belgique et enregistré quelques disques. » Driessens a aussi fondé le Seyir Trio, qui se penche sur l’interprétation instrumentale turque des XIXe et XXe siècle, a fait de la musique religieuse avec des maîtres soufis de Konya, puis a aussi écrit ses propres compositions. Il donne également des cours à Muziekpublique à Bruxelles, où il côtoie des élèves d’origine turque qui s’essaient au saz ou au chant. « Il y a pas mal de Turcs curieux d’en savoir plus sur leur propre culture, leur musique, le soufisme des Derviches Tourneurs auquel la musique que je pratique est étroitement liée. Il n’y a jamais eu d’étonnement de leur part: pour eux, je suis comme un Turc. Je passe beaucoup de temps à Istanbul, même si j’ai envie parfois de m’enfuir en courant pour rechercher désespérément ma culture et mes propres racines qui sont anversoises. »
Musiques de fête et télécrochet
Et donc quid des Turcs de Belgique? Quel rapport entretiennent-ils à la musique? À quoi ressemble celles qu’ils produisent? Pénètrent-elles la société? Si la Turquie rassemble un gigantesque éventail de cultures différentes, les Turcs du royaume semblent constituer une communauté assez homogène. « La majorité de ceux que je connais à Gand et Bruxelles sont originaires d’Emirdag. Une petite ville dont personne ne connaît l’existence en Turquie, mais que tu pourrais vite prendre pour la capitale, vu d’ici. En tout cas de régions rurales assez reculées. Les gens d’Emirdag aiment beaucoup la musique traditionnelle et donc le saz, très emblématique. C’est l’instrument par excellence de la musique anatolienne. » Tristan voit cependant très peu de Turcs à ses concerts… « Ils n’ont aucune affinité avec la musique de cour ottomane. C’est un peu comme si tu parlais à un Belge en exil de sa musique baroque… Pour eux, je pratique une musique du passé. «
Quant aux musiciens turcs d’ici, ils semblent surtout se produire dans des fêtes de famille, des fiançailles, des mariages… » Ça, c’est de la musique de fête, précise Emre. Généralement jouée avec une grosse caisse et une espèce de bombarde. Le son est très puissant parce qu’il était à l’origine joué dans les villages et qu’il fallait se faire entendre d’un maximum de gens. »
Qui connaît Ramazan Kubat, star du folk turc, qui a vu le jour à Anvers? Et qui a eu vent du poète, parolier et compositeur de Gand Faki Edeer ou encore du barde Meftuni Topçu qui habite à Heist-op-den Berg? Tout au plus les Flamands et les amateurs de kitscheries se rappellent-ils d’Hadise (Açikgöz), une chanteuse r’n’b née à Mol qui s’est fait remarquer dans un télécrochet de VTM ( Idool) et a représenté la Turquie à l’Eurovision en 2009. « Les Turcs eux-mêmes reconnaissent un affaiblissement de leur culture à laquelle ils s’accrochent de manière plus ou moins crispée, pense Tristan. Mais ils restent des Turcs. Et qui dit « Turcs » dit « musique » et « chant » tout au long de la journée. En Belgique, l’absence de chansons dans le quotidien est inimaginable aux yeux de personnes venues d’autres cultures. On vit à ce niveau-là dans une extrême pauvreté. Je ne vois qu’une dizaine de chansons que je peux fredonner à mes enfants le soir. En Turquie, ils en connaissent des centaines qui ont été transmises oralement de génération en génération. Ça renforce cet aspect communautaire. Il ne faut pas oublier que là-bas, c’est le groupe qui prime. Un groupe que renforce la mémoire collective. »
Climat propice
Si certaines associations organisent fêtes et concerts, il existe aussi des endroits comme le centre culturel De Centrale à Gand et des cafés pour faire vivre la musique turque. À Bruxelles, le Sazz’n Jazz est un peu à la croisée des chemins. « Le week-end, nous programmons différentes variations de la musique turque jouée par les groupes maison résidant en Belgique ou des artistes turcs en tournée, explique le patron Ali Bagseven. Tandis qu’en semaine, on propose du jazz, des jam sessions, du rock, de la soul, du blues, des comédies et des cours de danse… Le public est alors plus cosmopolite. » Ali le reconnaît: si pas mal de jeunes s’intéressent à la musique et apprennent à jouer du saz (ou baglama), il n’y a pas énormément de musiciens d’origine turque en Belgique. « La plupart sont des autodidactes. Au début il n’y avait que des groupes de mariage jouant de la musique traditionnelle ou dansante. Mais dans un passé récent, certains musiciens se sont rencontrés et ont formé des groupes jouant de la musique plus variée, pop, rock et ethnique. On compte en tout cas peu de professionnels. »
Une question sans doute de culture, d’ambition, de valeurs, de rapport à la musique… « À Istanbul, je croise à chaque coin de rue un joueur de oud extraordinaire qui n’a jamais cherché à faire carrière, explique Tristan. Dans un pays traditionnel, il est sans doute moins concevable de faire de la musique son métier. Ça reste quelque chose d’assez moderne, comme idée. En Belgique, la famille très conservatrice de ma mère ne l’aurait sans doute pas encouragée à devenir artiste -il faut quand même « gagner sa vie ». Et chez les Turcs, c’est peut-être plus fortement présent encore: il faut pouvoir entretenir sa famille. Certaines des légendes que j’ai rencontrées exercent des métiers alimentaires. En Turquie, la musique ne se pratique pas dans un but mercantile. Ça voudrait dire qu’on la gâche. J’ai passé cinq ans de ma vie près d’un maître qui refusait catégoriquement de recevoir de l’argent de ma part. La musique n’a pas de prix. C’eut été comme de la prostitution. »
L’influence de la Turquie sur la musique en Belgique s’exerce davantage à travers des musiciens turcs que des exilés. « J’ai fait le conservatoire de jazz mais mon premier amour, ce sont les musiques balkaniques et tziganes. Et si tu veux vraiment en jouer, tu dois étudier la musique ottomane, lance Nathan Daems, de Black Flower. Ce n’est pas nécessaire mais c’est vraiment utile. Un peu comme la connaissance du latin pour le français ou l’italien. J’ai donc étudié la musique classique turque qui a jeté les bases de toutes ces harmonies. Le « Maqâm » comme on l’appelle a changé ma vie et ma musique pour toujours. Je l’ai mélangé au langage jazz que je connaissais. » Nathan résume assez clairement l’approche: « Si chez nous, on a tendance à chercher des mélodies intéressantes, eux cherchent surtout à faire en sorte que les articulations le soient. Et c’est très important pour moi. À la base, je suis saxophoniste. Je ne peux pas jouer des accords ou des rythmes comme un batteur. C’est une autre manière de penser la musique. L’influence turque est présente dans mon projet Black Flower même si on sonne avant tout éthiopien. » Nathan a étudié le ney, un style de flûte, avec des maîtres turcs. Il entretient assez peu de contacts avec les exilés et leur musique sur le sol belge. En attendant, les musiciens turcs se rendent plus souvent en Belgique que dans tout autre pays d’Europe. « Notamment pour jouer à Bozar, qui organise souvent des concerts pas toujours faciles d’accès d’ailleurs, termine Tristan. À Gand, De Centrale propose des cours, des lives, des festivals de saz, de oud… C’est extraordinaire au niveau mondial. Il y a un climat propice à la musique turque en Belgique. C’est certain. »
200 chansons, douze disques d’or et un de platine. Un look de feu, des longs cheveux, une interminable moustache et des bagues aux doigts… Baris Manço, par ailleurs animateur de télévision, est l’une des grandes stars de la musique turque et a influencé plusieurs générations. Alors qu’il est inscrit au lycée français de Galatasaray, Baris (né en 1943) imite déjà ses idoles Elvis et Johnny avec une guitare en bois. Très vite, il se met à mélanger les rythmes locaux à la pop et au rock. Son groupe Harmoniler se sépare quand il décide de gagner la Belgique. Car bien avant de présenter une espèce d’ Ecole des fans stambouliote, Baris Manço part étudier à l’Académie des Beaux-Arts de Liège dans les années 60 et passe dès lors sa vie entre la Cité ardente et son pays natal. Sujet d’un des premiers numéros de l’émission ertébéenne Strip-Tease (en 1986), Manço a publié son premier EP après avoir signé un contrat avec Henri Salvador. Il est présenté en Turquie comme étant le disque d’un artiste français… Entre la variété japonaise, les premiers twists du Bosphore et le développement du prog anatolien, le pionnier de l’ethnic rock turc trouve même le temps d’un duo avec Adamo. Manço et le Belgo-Sicilien qu’il interviewe chantent ensemble en 1989 Her Yerde Kar Var ( Il y a de la neige partout). Le premier en français, le second déclinant son Tombe la neige en turc, comme il l’avait déjà fait en 1964…
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