Avec Spotify, le stream était presque parfait

© FREDERIC JANNIN
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Le streaming, sauveur de l’industrie musicale? Dans un ouvrage décapant, la journaliste américaine Liz Pelly met à nu les dérives du système Spotify, davantage calibré pour remplir le robinet à musique que le portefeuille des artistes.

Fin 2005, Daniel Ek, 22 ans, jeune entrepreneur suédois de la tech, pitchait son projet à Martin Lorentzon, homme d’affaires déjà bien installé. Quelques mois plus tard, le duo déposait officiellement le nom de domaine de Spotify. Vingt ans ont passé depuis. Dans l’intervalle, la plateforme de streaming est devenue incontournable. Elle a changé la face de l’industrie musicale. Depuis l’arrivée du streaming, le secteur a retrouvé petit à petit des couleurs, après avoir été laminé par le téléchargement illégal. En 2024, le chiffre d’affaires de la musique enregistrée a ainsi augmenté à nouveau de près de 10% en Belgique (7% dans un pays comme la France). Avec une part du streaming qui continue de progresser, passant de 85% à 88% des revenus. De son côté, Spotify a pu, pour la première fois de son histoire, annoncer une année bénéficiaire. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes?

A voir. Car, à l’instar des autres géants de la tech, Spotify suscite aussi son lot de défiance et de critiques. Peu d’ouvrages les ont aussi bien résumées que le Mood Machine de l’Américaine Liz Pelly. Sorti en début d’année aux Etats-Unis, disponible ces jours-ci en Europe (uniquement en anglais), le livre n’arrête plus de faire des vagues. Si elle est principalement à charge,  l’enquête est en effet implacable, mettant à nu un système qui, malgré son image de «sauveur» de l’industrie, a toujours vu la musique essentiellement comme une «source de trafic pour ses produits publicitaires». Depuis 20 ans, Spotify s’est ainsi montrée surtout préoccupée de faire fructifier son propre business plan. Rapidement, ce qui était présenté initialement comme une immense discothèque pouvant à la fois assouvir l’appétit des mélomanes et venir à la rescousse d’artistes détroussés par le piratage, s’est transformé en robinet à musique. Un flux permanent, où les millions de morceaux mis à disposition ne seraient plus qu’une simple data pour alimenter les algorithmes d’une machine vorace.

Gueule d’atmosphères

Pour Spotify, l’objectif est clair, explique Liz Pelly: il s’agit non seulement de multiplier le nombre d’abonnés, mais aussi faire en sorte qu’ils restent le plus longtemps possible branchés. «Notre principal concurrent n’est pas Apple Music ou Amazon, dira un jour Ek à ses équipes. Notre seul concurrent est le silence

Au départ, pourtant, la plateforme se voit d’abord comme «le Google de la musique». Une sorte de catalogue géant, doté d’une barre de recherche particulièrement efficace. Un peu comme iTunes, mais en streaming. Dès 2012, cependant, la plateforme va changer d’approche. Cette année-là, souligne Liz Pelly, une étude commissionnée par Spotify montre que «l’écoute active n’était qu’une petite partie de l’expérience». En clair, l’abonné vient moins souvent écouter un album en particulier qu’il ne cherche une musique de fond pour accompagner sa journée. Spotify prend acte. Désormais, elle ne va pas seulement rendre la musique accessible en un clic –«Instant, simple, free», comme le proclamait l’un des premiers slogans–, elle va surtout faire en sorte qu’elle accompagne chaque instant de la journée –«Music for every moment»…

Elle a un outil pour cela: les playlists. Créées par des utilisateurs ou par Spotify, elles deviendront un moteur essentiel pour la plateforme. Et, pour les artistes, un passage désormais quasi obligé. Assistante promo digitale chez Pias, Clémence Simon confirme: «Si vous vous retrouvez par exemple dans New Music Friday, c’est souvent très bon signe.» Chaque semaine, les maisons de disques essaient donc de placer leurs artistes. «Depuis un an, précise toutefois Clémence Simon, on est censé présenter trois à cinq titres maximum par semaine. Ce qui est évidemment très restreint, surtout pour un catalogue comme celui de Pias. On doit donc bien réfléchir à quel artiste présenter dans quelle playlist.» La jeune promesse indie folk belge Benni s’est ainsi retrouvée dans la playlist Easy on Sunday, «que nous avions suggérée».

Chaque artiste peut également «pitcher» directement ses morceaux, une fois par mois, en passant par Spotify for Artists, l’interface proposée par la plateforme. «La description reste très brève: autour de 500 caractères, pour aligner deux, trois arguments. L’artiste peut également choisir son genre musical –Spotify vient encore de rajouter 300 nouvelles dénominations– ou préciser les instruments utilisés, définir le style du morceau, etc.» Plus étonnant,  Spotify propose également de définir sa «culture musicale» (africaine, juive, chrétienne, celtique, méditerranéenne, etc.). Et surtout de choisir deux «moods» –de «chill» à «sexy» en passant par «joyeux» ou «méditatif».  

C’est l’un des éléments clés de la démonstration de Liz Pelly. En intitulant son enquête Mood Machine, la journaliste a voulu mettre en effet l’accent sur la manière dont Spotify a transformé l’approche de la musique, en la réduisant à une série d’«ambiances», d’«atmosphères». Chaque morceau se retrouve ainsi classé pour rentrer dans des cases comme par exemple «Indie mix», «Rap workout». Mais aussi, voire surtout, «Motivation songs», «Morning Coffee», «Sad Girls mix», etc. Ce qui n’est pas conséquence, note Liz Pelly. «Il n’est plus rentable de sortir des disques un peu audacieux, raconte par exemple Darius Van Arman, cofondateur de la bannière indé Secret Group. Pour être viable, vous devez sortir des disques qui tourneront en boucle dans les coffee shops.»

Décontextualisée, la musique n’est plus l’œuvre d’un artiste, mais une simple esthétique, une couleur: la bande-son d’un moment ou d’un état d’esprit. Clémence Simon: «Traditionnellement, quand on fait le tour des radios pour proposer de nouveaux artistes, on prend souvent le temps de raconter l’histoire de la chanson, l’inspiration de l’auteur, avec quel producteur il a éventuellement travaillé, etc. Au début, quand on envoyait notre pitch aux plateformes de streaming, on copiait-collait souvent le même argumentaire. Mais on a vite compris que cela ne les intéressait pas vraiment…»

Liz Pelly met à nu les dérives du système Spotify. © FELIX WALWORTH

Musiciens fantômes

A cela, les plateformes opposent souvent un même principe: celui de la méritocratie. Si un morceau streame, c’est uniquement grâce au public. Exit les multiples tentatives de l’industrie pour orienter le succès de tel ou tel titre, les storytellings calibrés pour chauffer les médias. Les chiffres disent désormais la vérité.

A ceci près que les datas ne sont jamais non plus tout à fait neutres… A fortiori puisqu’elles sont notamment guidées par les playlists, qu’elles soient éditorialisées ou programmées directement par des algorithmes. Président de PlayRight, la société belge de gestion collective des droits voisins des artistes-interprètes, Christian Martin est bien placé pour le savoir. «Si l’on reprend les données pour 2024, on a des chiffres inquiétants qui montrent que le nombre d’artistes belges écoutés en Belgique est de plus en plus faible.» En Flandre, par exemple, seuls seize albums d’artistes belges figuraient dans le Top 100 (contre 48 encore en 2016), représentant «le plus bas niveau jamais atteint depuis la création de l’Ultratop en 1995». En Wallonie, c’est encore pire: seuls neuf titres ont réussi à se hisser dans les 100 premières places du classement –dont sept étaient déjà listés dans le classement de l’année précédente. L’explication? «C’est simple: Spotify n’a pas de bureau à Bruxelles, sinon pour vendre des espaces publicitaires ou faire du lobbying auprès des institutions européennes.»

Tout se passe à Amsterdam. «Jusqu’à l’automne dernier, il y avait encore quatre salariés, dont un pour s’occuper du territoire belge. Mais suite aux dernières restructurations, il n’y a plus qu’une seule employée pour s’occuper de tout le Benelux.» Plus personne donc pour «travailler» un territoire limité et déjà compliqué en soi, séparé en deux espaces culturels différents. «Sans équipe éditoriale pour pousser des playlists spécifiques ou simplement inclure des artistes belges dans des playlists internationales, c’est compliqué.» Spotify propose bien des outils marketing comme le «discovery mode», qui permet de booster des écoutes en raccrochant les artistes à certaines playlists ou contextes. «Mais pour y participer, vous devez céder 30% de vos royalties. Au final, vous vous y retrouvez parce que vous gagnez en volume. Mais c’est bien la preuve que Spotify a un vrai pouvoir de mise en avant.»

Dans son livre, Liz Pelly dévoile d’ailleurs que la firme a mis au point un programme favorisant les contenus coûtant moins chers. En allant même jusqu’à les faire produire. Baptisé PFC –pour Perfect Fit Content–, le procédé désignait toute «musique commissionnée pour correspondre à certaine playlist/mood, et ce avec des marges améliorées». Quand Spotify s’est en effet rendu compte que ses playlists les plus écoutées étaient pour la plupart constituées de «musiques de fond» –le succès des playlists étiquetées chill ou relaxation–, elle en a commandé encore plus, enregistrées par des musiciens souvent anonymes, payés au rabais.

Liz Pelly a fait ses calculs: en 2023, quelque 100 playlists officielles étaient quasi entièrement composées de PFC… Spotify a toujours rétorqué qu’il s’agissait malgré tout de vrais musiciens qui jouaient sur les morceaux. Avec la montée de l’intelligence artificielle, capable de générer de la musique au kilomètre en deux clics, la plateforme est toutefois mal prise. Poussée par les majors, elle a dû montrer qu’elle était prête à traquer autant les fermes à clics payées pour booster artificiellement les streams que les morceaux générés entièrement par les IA… Mais jusqu’à quand?

Le streaming ou le chaos?

Actif depuis les années 1980, auteur de tubes électro-synth-pop (Poison avec le projet Weathermen), musicien pour Bashung ou Fad Gadget, Jean-Marc Lederman ne peut pas être soupçonné de technophobie. «Comme disait ma grand-mère, on ne peut de toute façon pas pisser contre le vent. Mais Spotify a déconné. La manière dont ils rétribuent les artistes est révoltante.» Lui aussi a constaté l’influence grandissante des playlists –et la manière dont Spotify les a remplies avec des contenus enregistrés à la chaîne. Au-delà de l’aspect économique, il constate aussi les changements culturels provoqués par le streaming. «Les gens écoutent plus de musique qu’avant, mais n’y accordent plus autant d’importance. La plupart du temps, ma fille, par exemple, écoute la musique en bruit de fond. Elle lance juste le flux en appuyant sur un bouton, elle ne doit plus se lever pour changer de CD ou tourner la face du vinyle (rires).» Comme l’écrit ainsi Liz Pelly, «si l’économie du streaming a contribué à un quelconque changement culturel majeur dans l’histoire récente, c’est sans doute dans la manière dont elle a contribué à cette dynamique de la passivité

Jean-Marc Lederman a pourtant cru au streaming comme alternative au piratage. «Je me rappelle avoir trouvé un jour l’un de mes disques sur un site de téléchargement illégal russe, alors que je n’avais moi-même pas encore reçu un exemplaire physique (rires).» C’est aussi ce que veut rappeler Olivier Vandeputte, directeur de la BRMA (Belgian Recorded Music Association): «Il ne faut pas oublier d’où l’on vient.» En gros, d’une industrie musicale ravagée par les sites illégaux de peer-to-peer. Face au désastre, le streaming a permis d’éviter le naufrage, en offrant un nouveau paradigme. «On est passé d’un modèle de vente à celui de location. Avec aussi pour conséquence que vous devez attendre plus longtemps avant de toucher des revenus.» En outre, le système offre de nouvelles opportunités. «A l’époque du CD, si vous vouliez vendre votre musique en Bulgarie ou en Chine, c’était forcément très compliqué, a fortiori si vous étiez Belge. Aujourd’hui, ces barrières sont tombées. Demandez par exemple à Lost Frequencies s’il aurait eu la même carrière sans le streaming…»

Le système n’est pas parfait pour autant. «Comment réussir à se distinguer dans la masse de titres publiés chaque jour? C’est évidemment un problème. A cet égard, les playlists jouent en effet un grand rôle. Mais pas seulement. Le focus aujourd’hui pour les artistes doit être mis sur la capacité à se créer une fanbase.» En leur demandant de prendre un abonnement payant par exemple? «Quand j’étais jeune, j’achetais peut-être deux, trois CD par mois, et cela me coûtait 50 euros. Aujourd’hui, pour un abonnement à 12 euros, vous avez toute la musique que vous voulez sous la main…»

En attendant de recevoir son exemplaire commandé de Mood Machine, Olivier Vandeputte ne rejette pas les critiques. «Aujourd’hui, Spotify n’a pas bonne presse. Et je ne dis pas qu’il n’y a pas de problème: je vois bien que pour l’instant, le streaming profite surtout à certains artistes, et que c’est plus compliqué pour la « classe moyenne ». Mais je veux croire que le streaming reste encore une opportunité. En Belgique, en tout cas, la marge de progression reste énorme. Comme je dis souvent, il ne s’agit pas tellement de débattre sur comment on partage le gâteau du streaming. Mais plutôt de le faire grandir…»

Liz Pelly, Mood Machine – The Rise of Spotify and the Costs of the Perfect Playlist, , One Signal Publishers, 288 p.

4,5/5

       

 

 

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