Trois ans après le carton de Motomami, Rosalía s’apprête à sortir Lux, album magistral, dopé aux grands arrangements classiques et préoccupé par le divin. Pour sûr, vous n’entendrez rien de pareil cette année.
Qui est Rosalía? Sur Motomami, son bestseller de 2022, elle répondait : « Yo soy muy mía, yo me transformo », « Je suis complètement moi, je me transforme ». De fait, en trois albums, Rosalía aura eu pour seule routine de ne pas en avoir, ne cessant de muter et de faire évoluer sa musique. En 2017, son premier album Los Ángeles était un disque de flamenco sombre et hiératique. Un an plus tard, El Mal Querer trouvait son chemin à l’international en mélangeant tradition et productions plus urbaines. Enfin, Rosalía rebattait une nouvelle fois les cartes avec Motomami, assemblage aussi renversant que vorace, bouffant à tous les rateliers – reggaeton, pop latino, jazz, électroniques, new wave, bachata, etc.
Trois ans plus tard, le tout nouveau Lux ouvre donc, presque logiquement, encore une nouvelle voie. Mais quelle voie ! Même à l’aune des précédentes transformations de Rosalía, le tournant opéré est radical. Comme si, au plus important était le succès, aux plus grandes étaient les libertés revendiquées par l’Espagnole.
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Sur Lux, elles consistent donc à proposer un album de 18 titres (sur la version physique), découpé en quatre « mouvements ». Le tout porté par de grands arrangements orchestraux classiques, gorgés de cordes, cuivres, et autres hauts-bois, appuyés par des chœurs opératiques. Plus proche, en gros, de Bach ou Vivaldi que de Bad Bunny ou Willie Colón. Enregistré avec le London Symphony Orchestra, Lux peut ainsi compter sur des partitions de la Prix Pulitzer Caroline Shaw, compositrice classique américaine
Le monde, et puis Dieu
Toute texture électronique n’a pas disparu – les violons extatiques de Reliquia, viennent se frotter à un gros beat concassé, tandis que sous Divinize, gronde le roulement d’un groove sourd. Si Rosalía n’a donc pas sorti un disque de musique classique stricto sensu, Lux s’imprègne malgré tout de ses couleurs pour peindre sa grande fresque spirituelle. Puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : oser un disque pop qui aurait pour principales thématiques « le mysticisme féminin, la transformation et la transcendance ». Lux cite donc la poétesse soufie Rabia al Adawiyya et la philosophe humaniste française Simone Weil, s’inspire de Hildegarde de Bingen, la célèbre abbesse, compositrice, peintre du XIIe siècle, ou intitule l’un de ses morceaux Jeanne, en référence évidente à la Pucelle d’Orléans. Un programme qui, sur le papier, pourrait peut sembler un poil ambitieux, voire pompeux. Malgré ses aspirations mystiques, Lux a cependant bien les deux pieds sur terre : pas question de séparer les deux.
« D’abord, j’aimerai le monde, ensuite Dieu », commence ainsi Rosalía, dès les premières secondes du disque. Le morceau en question s’intitule Sexo, Violencia y Llantas – pour Sexe, Violence et Pneus, nouvel hommage sans doute à son amour pour les grosses bécanes. En toute fin, elle remet d’ailleurs ça, sur Magnolias, histoire de boucler la boucle – « sur mon cercueil, des pneus en feu »… Rosalía ira peut-être bien au paradis, mais « sur un train d’enfer »…
Such a messe
Certes, là où, sur Motomami, l’Espagnole posait nue, coiffée d’un casque de motarde, elle arbore désormais la coiffe d’une nonne, vêtue d’une tunique blanche la recouvrant quasi entièrement. Mais, pour autant, son dialogue avec le divin s’ancre toujours dans les turpitudes terrestres. Sur La Perla, Rosalía règle par exemple ses comptes avec ce « connard de classe mondiale », tandis que, sous ses coups de griffes de guitare acoustique et ses chœurs flamenco, La Rumba Del Perdón ne pardonne pas grand-chose à ce père sorti chercher des cigarettes, pour ne plus jamais revenir.
Toute dirigée qu’elle soit vers le Ciel, Rosalía ne parle pas (encore) en langues. Mais, sur Lux, en utilise quand même treize différentes. Dont l’arabe, l’hébreu ou l’ukrainien – qui a dit que Rosalía se tenait à l’écart du chaos du monde? Ou encore le portugais, le français, le japonais, l’allemand, le sicilien, le mandarin, etc – comme une manière de solder, par l’absurde, les reproches d’appropriation culturelle? Pour créer le lien, l’Espagnole peut compter sur une voix phénoménale, à la profondeur émotionnelle inouïe. Il faut l’entendre par exemple serpenter dans Mio Cristo, ne reculant devant aucun drama, assumant toutes ses flamboyances.
Car, sous ses airs de liturgie s’adressant au divin, Lux est tout sauf solennel ou guindé. Déroutant, il est à la fois une messe et such a mess. Quelque part, il est même tout aussi explosif, vorace, chaotique que Motomami. Rempli de grands effets baroques, ne négligeant pas ici et là une touche d’absurde, le disque carbure aux cordes passionnées et aux mélodies bombastic. L’exemple le plus frappant est évidemment le single Berghain. Le genre de morceau capable, en à peine plus de trois minutes, d’enfiler cordes hystériques, chœur teuton, chant lyrique, lamentation pop, un cameo de Björk, et un dérapage de Mike Tyson (« I fuck you ‘till you love me », vociféré ici par Yves Tumor). Tout cela fait pas mal d’infos à digérer. Et pourtant, difficile de ne pas être ébouriffé par le spectacle.
Rosaliá a choisi son camp
Dans un récent entretien au New York Times, Rosalía expliquait que, oui, elle en demande beaucoup à son public. « Au plus nous rentrons dans l’ère de la dopamine, au plus j’ai envie de prendre la route inverse ». Et d’ajouter : « Je ne sais pas si ce disque peut remplir ce rôle-là, mais il doit y avoir des choses qui nous sortent de ça, qui nous poussent à nous poser et à nous concentrer sur une chose à la fois. » L’ironie étant évidemment que Lux soit annoncé avec Berghain, cavalcade hyperkinétique contenant quasi trois morceaux en un. Il a d’ailleurs réussi à se frayer son chemin sur TikTok.
Pour autant, il est peu probable que Lux trônera au sommet des hit-parades, ou reproduira les scores de Motomami. Spectaculaire, pop malgré tout, il n’en reste pas moins un ovni, album complètement à part dans le paysage musical actuel. A l’heure où l’IA bourre les plateformes de streaming de morceaux en préfabriqué, et où la course à l’attention a conditionné les uns et les autres à produire une musique de plus en plus formatée, Rosalía a choisi son camp. Loin des canons du moment, elle déboule avec un disque inspiré par Dieu, carburant aux grands arrangement orchestraux, et joués par de vrais humains. Le vrai Lux, sans doute…