Influenceurs: l’étape obligatoire pour percer dans la musique?
Pour se faire un nom dans l’industrie musicale, il semble bien que les artistes émergents doivent aujourd’hui d’abord se faire une place sur les réseaux sociaux. Devenu créateurs de contenu et community managers, il leur faut s’atteler à la promotion de leur travail en ligne.
113 vidéos sur TikTok, 54 publications sur Facebook, plus de 1 000 stories sur Instagram. Tout ça en seulement une année. Hyperactif en ligne, Colt est parvenu à construire une communauté solide sur les réseaux sociaux, à la manière des influenceurs. Le duo bruxellois cumule environ 200 000 abonnés à travers les différentes plateformes. L’équivalent des habitants de la Cité Ardente, de quatre stades Roi Baudouin bondés et de presque trois fois le public devant la mainstage de Werchter. Un nombre de followers dérisoire, bien sûr, face aux mastodontes américains, mais considérable pour un groupe belge.
Tous les lundis, Coline et Antoine, les deux membres du groupe, se donnent rendez-vous pour planifier le contenu à produire dans les prochaines semaines. D’extraits de concerts à des « behind the scene » pendant les tournées en passant par les coulisses d’un shooting, des sessions acoustiques ou des Q&A, le binôme tente de varier les formats pour faire parler de sa musique. La formule gagnante ces derniers temps? Les covers. En reprenant dernièrement Murder on the Dancefloor de Sophie Ellis-Bextor, devenu viral sur les réseaux sociaux, Colt aspire à attirer des nouvelles personnes sur son compte. « On ne choisit pas les covers au hasard. Celle-ci nous a plu en plus de savoir qu’elle fonctionnait bien. On se dit qu’il y a plus de chance que ça tourne davantage« , assure Coline.
Pour chaque reprise, il faut compter environ une matinée
de tournage avec une quinzaine de prises. À cela il convient d’ajouter le temps nécessaire pour apprendre les paroles et trouver le bon arrangement piano. Sans oublier l’étape chronophage du montage. Une somme de travail non négligeable pour une vidéo de moins d’une minute. Tous les jours, il faut également poster des stories
sur Instagram, dévoiler son quotidien, répondre aux nombreux commentaires et messages privés. « On voit nos followers comme nos potes d’une certaine façon. On a créé des relations avec eux, on leur donne des nouvelles. » Des tâches supplémentaires dans un planning déjà bien chargé, entre écriture, composition, enregistrements, répétitions, concerts, interviews…
Pour les deux artistes indépendants de 24 ans, les réseaux sociaux font désormais « vraiment partie du travail » des musiciens, qui se transforment en community managers et créateurs de contenu. Colt ne s’accorde que peu de répit en ligne. « Après notre premier EP, on a disparu quelques semaines. Quand on est revenu, on a dû tout reconstruire, se souvient Antoine. Quand t’es un artiste émergent, tu es vite remplacé. » Depuis, le duo tente d’être le plus présent possible, même si parfois la course aux likes s’avère éreintante.
Se plier au système
Sakou, elle, démarre tout juste son projet musical. La jeune Bruxelloise vient de sortir son premier titre BB dis-moi. Encore novice en la matière, elle tente de se familiariser avec les codes et les algorithmes fluctuants des réseaux sociaux. Même pendant ses précieuses heures d’enregistrement en studio, elle doit penser à installer un trépied et s’improviser réalisatrice en pensant aux différents angles, à l’éclairage et en anticipant les images dont elle aura besoin pour une prochaine publication. Avec les moyens du bord, elle tente de faire la promotion de ses titres et de trouver une place dans ce monde virtuel ultra-concurrentiel.
Elle le sait, pour exister dans l’industrie musicale, il faut être présent sur les réseaux sociaux. Avec quelque 1 000 abonnés, elle reste lucide sur l’attention que les professionnels du secteur lui portent. « Je sais qu’ils n’ouvrent pas mes mails. » L’autrice-compositrice a des sentiments contradictoires face à cette obligation de créer du contenu. « Faire des vidéos, détailler ton projet… Tout ça peut être très chouette à faire. Mais tu ne peux pas te cantonner à ce que tu aimes. Ce qui fonctionne le mieux, ce sont les « trends ». C’est-à-dire les vidéos où il y a le moins d’espace créatif, c’est juste de la copie, regrette-t-elle. Quelque part, tu es obligé de devenir une sorte de produit, de te plier au système pour acquérir une certaine notoriété.«
En voyant son nombre d’abonnés grimper, Colt a vu davantage de portes s’ouvrir. En février prochain, le duo sera en concert à Paris, à La Cigale, pour la première fois. « On vient de signer avec une agence de booking française. Celle-ci savait très bien qui on était depuis quelque temps, mais ils n’ont montré de l’intérêt que le jour où notre chanson Insomnie est devenue virale sur TikTok« , glisse Coline. Selon elle, les labels, les bookers et les programmateurs attendent qu’il se passe quelque chose sur les réseaux avant de se lancer. Le duo préfère toutefois rester indépendant, malgré les nombreuses propositions. « Ce sont les réseaux sociaux qui ont fait qu’on n’a pas eu besoin de label jusqu’ici. Les musiciens, aujourd’hui, n’ont plus besoin de personne. »
En frappant à la porte des grands labels, Marvett, nouveau
représentant pop-rock de la scène belge, reçoit toujours la même réponse: « Revenez quand vous aurez davantage travaillé vos réseaux sociaux. » « Je reçois souvent des feedbacks très positifs quand je fais écouter mes démos. Mais après, on me dit que je n’ai pas assez de followers. » Le guitariste aux
2 100 abonnés comprend: derrière tout ça, il y a une réalité financière. « Les majors veulent avoir des garanties avant de miser sur toi. » Si autrefois les labels aidaient les artistes émergents à se développer, il semble qu’ils arrivent désormais en bout de course, quand la notoriété est déjà là.
Injonction à l’influence
Selon Marvett, les professionnels du secteur commencent à considérer un artiste comme un interlocuteur pertinent à partir de 15 000 followers. « À ce moment-là, tu deviens un micro-influenceur« , assure-t-il. Un statut que les artistes adoptent malgré eux, en devant assurer la promotion de leur musique de manière constante. Colt se retrouve d’ailleurs souvent invité à des événements destinés aux influenceurs et s’autorise quelques partenariats avec des marques. La musique se doit d’être toujours plus incarnée, les internautes veulent avant tout suivre des personnalités, avec un univers identifiable et un storytelling accrocheur.
Avec ses différentes vidéos pleines d’humour et de second degré, Peet tente de publier du contenu à son image. « Ça participe à la création du personnage« , assure le trublion du rap made in Brussels qui sort son troisième album, À demain, ce mois-ci. L’ancien membre du 77 mise, lui, sur son équipe pour gérer ses comptes. Un stagiaire se charge de la production de contenu audiovisuel tandis que son manager, Rayan, s’occupe du suivi. Un budget peut également être dégagé s’il faut faire appel à un monteur. « Mon métier, c’est faire de la musique, pas du contenu TikTok ou Instagram« , assure Peet, satisfait de ne pas avoir « ce poids » sur ses propres épaules.
Pour tenter de percer dans le monde la musique, il faut donc se montrer créatif sur les réseaux pour parvenir à se démarquer, mais sans trop s’éloigner de ce qui fonctionne. Publier de manière constante, mais pas trop non plus, au risque de surcharger les utilisateurs. Le contenu doit se planifier, mais paraître authentique. Pour tenir face à cette pression, Orlane, jeune musicienne qui vient de sortir son premier EP, Prisme, préfère écouter ses envies et s’éloigner des plateformes quand elle en ressent le besoin. « Je ne veux pas me forcer. Je ne poste que quand j’en ai envie. Je vais parfois consacrer trois semaines juste à composer et écrire.«
Pour elle, voir le nombre de vues, de likes ou d’abonnements peut devenir une source d’anxiété et accroître le sentiment de concurrence dans le secteur.
Comme si ces données offraient une forme de quantification de la valeur et de la qualité d’un artiste. « On regarde tous les chiffres non-stop« , soutient Orlane, qui essaie tant bien que mal de s’en détacher. La musicienne doit se rappeler que sa passion première et activité principale reste la musique. « Je crois que beaucoup d’artistes rêvent de l’époque où les réseaux n’existaient pas et où on pouvait juste faire de la musique. » Mais Orlane reconnaît que sans les réseaux, elle n’aurait peut-être pas été signée chez PIAS et programmée dans de nombreux festivals. « Quand on n’a aucun contact dans le monde de la musique et qu’on démarre vraiment de zéro, on peut lancer son projet grâce aux réseaux. On peut faire son truc chez soi, dans sa chambre. Et réussir à toucher des gens.«
Une industrie en mutation
Depuis quelques années, chez PIAS, la stratégie digitale s’intensifie, avec plus de budget, d’analyses de statistiques et d’études des réseaux sociaux. Le label indépendant assiste davantage ses artistes signés dans le renforcement de leur présence en ligne. Il vient par exemple d’embaucher un « digital manager » pour Mustii, le représentant belge du prochain concours Eurovision, qui n’a plus le temps d’animer ses réseaux. Avec un répertoire éclectique et pointu, PIAS n’a cependant pas la même stratégie avec tous ses artistes. Cela va dépendre des personnalités et du public visé. « On ne va pas demander à Ruben Block du groupe Triggerfinger qui a 52 ans, de faire des TikTok, ça n’a pas de sens« , avance Clémence Simon, assistante de promotion digitale.
Avant de signer un artiste, le label analyse son profil sur Instagram, TikTok et Facebook. « Le fait qu’un artiste ait déjà une bonne base de présence sur les réseaux, c’est un argument. Ça entre en ligne de compte. » Clémence Simon note cependant que la qualité musicale reste leur priorité et que la maison de disques ne s’empêche pas de signer un artiste encore en développement, avec peu de followers. Même si cela peut être plus compliqué à vendre auprès des médias et des radios.
Du côté de Five Oh, importante agence de relations publiques, les réseaux sociaux sont perçus comme une vitrine phénoménale et un moyen d’expression révolutionnaire. « Ils permettent de s’adresser directement au public. Il n’y a plus de frontières, les artistes ne sont plus limités aux médias nationaux« , assure la directrice Sacha Estelles. L’agence, qui travaille surtout avec les médias traditionnels, ne se sent pas en concurrence avec les réseaux. « Nous, on va toucher un autre public. On est complémentaires. » Five Oh intègre néanmoins les plateformes dans ses stratégies de communication avec les artistes, tant celles-ci sont devenues incontournables.
Avant d’entamer une collaboration avec un artiste, Sacha Estelles va également d’abord regarder son Instagram, puis Spotify, puis TikTok, avant de lire la biographie et écouter la musique. « S’il n’y a que 50 followers, ça ne va pas me freiner. Mais ça va déjà me donner une image de son univers. » Du côté du département programmation du Botanique, on remarque que le nombre d’abonnés arrive désormais directement sur la table pour les convaincre de booker un artiste. Quitte à parfois recevoir juste un nom, une photo et un chiffre. Pour Olivier Vanhalst, l’un des programmateurs de la salle bruxelloise, ces données donnent une mesure de l’identification d’un projet. « Même si on est dans l’émergence, le but n’est jamais de programmer un artiste qui ne va intéresser personne, souligne-t-il. Si on aime beaucoup un projet mais que le following est quasi inexistant, on va se dire que ce n’est pas pour tout de suite. » Les chiffres peuvent néanmoins être trompeurs. « On a déjà programmé des artistes viraux sur les réseaux qui ont joué dans des salles peu remplies. Leur audience peut ne pas du tout s’intéresser au live. On est toujours en train de faire des paris. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici