Annahstasia, à voir au Bota lors des Nuits Weekender: «Je suis une artiste des années 1970 coincée en 2025»

Annahstasia défend Tether, son premier album, aux prochaines Nuits Weekender du Botanique.
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Après avoir ouvert en Europe pour Lenny Kravitz, joué les top models pour Nike et s’être glissée dans un clip de Kendrick Lamar, Annahstasia sortait au printemps un premier album exceptionnel de folk habité. Rencontre avec une artiste à ne pas rater au Botanique durant les Nuits Weekender.

Annahstasia: Tether

Distribué par drink sum wtr/Konkurrent.

La cote de Focus: 4/5

Le 31 octobre aux Nuits Weekender, à Bruxelles, le 12 novembre au Trix, à Anvers.

Elle a un petit côté Zoë Kravitz. Le regard perçant, une voix à tomber, un sourire contagieux et le verbe chaleureux. Il est 10 heures à San Diego. Le rendez-vous a été compliqué à fixer et la connexion Internet est instable mais Annahstasia Enuke se révèle affable, bavarde et disponible. A tout juste 30 ans, Annahstasia a sorti en juin Tether, un premier album époustouflant aux charmes désarmants. Le disque folk d’une chanteuse au timbre soul qui marche sur les traces de Nina Simone, Tracy Chapman et Sade et s’est imposée comme  l’une des grandes révélations musicales de l’année.  

En français, Tether signifie «attache», «amarre», «fixation», «sangle»… «Quand j’ai commencé à travailler sur le projet, alors que je rassemblais des chansons et les enregistrais dans le studio d’un ami, j’étais en quête d’une base solide et de racines. Je bougeais beaucoup. Mon cercle d’amis changeait. Des gens entraient dans ma vie, d’autres en sortaient. Mon parcours musical n’était pas encore une carrière. J’étais mannequin. Et je me suis demandé ce qu’étaient mes racines. Pourquoi je vivais en Californie? Quel était mon objectif? Ce disque, c’est moi qui essaie de répondre à ces questions. J’ai trouvé ancrage dans mon humanité.»

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Artiste pluridisciplinaire qui s’est frottée à la sculpture et à la photo, a fait les Beaux-Arts et sciences politiques, Annahstasia utilise sa voix, ensorcelante et unique, pour rapprocher les gens. «Permettre à ceux qui l’écoutent d’ouvrir leur cœur. Je propose une musique humaine. Une musique qui nous ramène à nos réalités partagées. Une musique pour vivre, connaître et aimer l’autre. J’espère guérir les blessures du présent et du passé. Parfois, soigner peut être direct et dur et parfois, ça peut devenir la plus douce des choses. Je crois vraiment en cette citation de Nina Simone: «Le boulot de l’artiste est de refléter son époque.» C’est à cause d’elle et de Bill Withers que j’ai commencé à écrire des chansons. Ils ont pénétré mon âme et m’ont donné envie de raconter des histoires.»

La sienne déjà est totalement improbable. Le parcours d’Annahstasia ressemble à un scénario de cinéma. Elle est découverte une première fois à l’âge de 17 ans, alors qu’elle chante sur un parking de Los Angeles en attendant ses parents. «Un vieux mec est venu s’asseoir derrière moi. Mon école était dans les collines. C’était un endroit assez retiré. Je n’ai pas vraiment flippé. Je me suis juste demandé de qui il s’agissait et j’ai continué à chanter. Il est alors venu me voir et m’a demandé si je voulais devenir une pop star.» L’adolescente qui étudie alors la biotechnologie se retrouve à signer un contrat de développement. «Contrairement à celui d’enregistrement où tu reçois des avances et un budget, le label s’engageait simplement à me développer jusqu’à ce qu’éventuellement j’enregistre un album. Je n’avais pas d’avocat. La maison de disques en a choisi un pour moi. Et il n’a évidemment pas défendu mes intérêts…»

«Ma manière de travailler colle à une époque où Internet n’existait pas et où il y avait du respect pour l’artisanat.»

Très vite, le rêve tourne au cauchemar. «Dès que j’ai signé, la vibe a changé. Fini les dîners, les flatteries. C’est devenu: « Fais ceci, fais cela. Ce serait mieux comme ça… C’est ennuyeux. Tes chansons sont déprimantes. » Beaucoup de violence psychologique. J’ai développé des troubles de stress post-traumatique tellement on m’aboyait dessus. On me  présentait tout ça comme un camp d’entraînement pour le succès… J’ai appris plein de choses, mais j’ai aussi fini par comprendre qu’ils n’en avaient rien à foutre de moi et de mon bien-être. Et qu’il n’y avait aucune place pour ma créativité. On se situait quelque part entre la pop et la soul et c’était terriblement mièvre.»

Enregistrer la vie

A 19 ans, Annahstasia finit par quitter cet enfer. Elle retourne à l’école. Cette école que le label lui avait recommandé d’arrêter. «J’étais tellement déprimée que ma mère en était arrivée à craindre pour ma vie. Tout ça pour un rêve qui, a priori, n’était pas le mien. Trop de blessures, de cicatrices. J’ai complètement arrêté la musique. J’ai continué à chanter mais je n’ai pas touché une guitare pendant quasiment cinq ans.» Annahstasia part étudier à Boston. Elle y élargit son monde et son vocabulaire. Elle rentre en 2018 à Los Angeles, où elle fait la connaissance de Jay Cooper et reprend goût à la musique. «Ce n’était pas encore moi. C’était plutôt un projet de producteur. Une collaboration.» Ses parents travaillent dans le milieu de la mode. Lenny Kravitz est un ami de la famille. «Dès le départ, mon père lui a demandé s’il avait des conseils. Lenny est quelqu’un de très chaleureux et hospitalier. Je me souviens qu’il m’avait recommandé de trouver un groupe plutôt qu’un label. Quand je lui ai envoyé mon EP Sacred Bull, il n’a pas répondu, mais quelques semaines plus tard m’a invitée à l’accompagner en Europe. J’ai fait semblant que j’avais des musiciens et un manager. C’était ma première tournée et mes premiers vrais concerts.»      

Payée 500 dollars pour une campagne publicitaire internationale de Nike qui la placarde dans les stations de métro des quatre coins de la planète, Annahstasia a droit en 2019 à une controverse sur ses aisselles. De son propre aveu, son état d’esprit change en 2022. Quand elle comprend que son rapport à la musique ne peut pas être capitaliste mais qu’elle doit l’appréhender comme une pratique dévote. «Comme un moine ou un sage, mais pas comme un entrepreneur. En tentant d’enregistrer la vie, la condition humaine, l’histoire, avec beaucoup de respect et d’humilité. J’essaie d’être une bonne observatrice.»

Après l’EP Revival (2023), véritable résurrection pour certaines de ses chansons, Annahstasia tient à insister sur la clarté de son son. Trouver le bon ingénieur sera fondamental dans l’équation. L’homme en question s’appelle Jason Lader. Il bosse depuis 25 ans avec Rick Rubin, a collaboré avec Frank Ocean et Lana Del Rey, a en partie mixé The Crying Light d’ANOHNI (alors Antony and The Johnsons)… «Je n’ai pas testé d’autres producteurs. Je ne fonctionne pas comme ça. J’attends que l’univers me présente les bonnes personnes. Pour le coup, j’étais à un barbecue où tout le monde jammait. J’ai chanté. Et le proprio m’a proposé d’aller enregistrer une session chez lui, puis suggéré de rencontrer l’un de ses amis. Ce que j’avais déjà mis en boîte sonnait tellement mal que c’en était frustrant. Mais je n’avais pas d’argent, pas de budget, pas de label, pas de distributeur. Les gens me proposaient leurs services gratuitement ou contre l’une ou l’autre faveur.»

Annahstasia voulait donner l’impression de murmurer à l’oreille de l’auditeur. Que la musique soit juste là pour soutenir sa voix. «Jason a beaucoup de respect pour l’espace et la valeur du vide. Une fois qu’on a compris ce qu’on voulait faire, on a su que ça allait coûter cher. Je suis une artiste des années 1970 coincée en 2025… Ma manière de travailler colle à une époque où Internet n’existait pas et où il y avait du respect pour l’artisanat. Une fois qu’on a trouvé le son, il a donc fallu trouver le fric. J’ai frappé à la porte de plein de maisons de disques. Je me suis retrouvée dans un tas de réunions sans fin… Ça a surtout été une question de patience.» 

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Confiance en l’humanité 

Alors qu’elle se produit à New York, Annahstasia se fait repérer par Nigel Mack, un ancien de la Motown qui a signé Kid Cudi et vient de cofonder Drink Sum Wtr (Aja Monet, Yaya Bey…). «Il n’est pas venu me parler le jour du concert mais le lendemain, je recevais un email avec un contrat en pièce jointe… Je n’étais vraiment pas pressée de me lier à un label, mais comme j’avais quitté le milieu de la mode, je n’avais pas d’autres moyens de financer ma musique. Je cherchais des gens qui me laisseraient être qui je suis et faire ce que je voudrais. Des gens qui me feraient confiance en tant qu’artiste.»

Selon elle, «les structures de l’industrie musicale sont des vestiges de l’esclavage et de l’exploitation des enfants. Il y a un tas de similitudes entre ces contrats, l’esclavage et la façon avec laquelle les artistes noirs sont traités dans cette industrie.» Annahstasia, qui a souffert de racisme dès l’enfance, jette un regard circonstancié sur l’état de l’Amérique trumpiste. «Il faut séparer l’oppression systémique et la vie de tous les jours. Les politiciens construisent leur narration autour de la peur pour créer des dissensions au sein de la classe ouvrière. Parce que quand on se bat entre nous, on ne se bat pas pour nos droits. Je pense que les gens sont bons et gentils. Que quand on vit ce monde avec son cœur, la peur disparaît.»

La famille de sa mère aux origines allemandes et polonaises vient de l’Amérique rurale. Un coin des Etats-Unis où il y a des drapeaux de Trump à tous les coins de rue. «Là bas, les gens pensent vraiment que l’Amérique a un jour été géniale. Et elle l’a été pour eux. Parce que c’était celle des suprémacistes blancs et qu’elle était financée par le labeur des gens de couleur. Mais même ce qui avait été accordé à mes grands-parents n’existe plus aujourd’hui pour ma mère. Il n’y a plus de retraite décente, de logement abordable… Notre système éducatif est intentionnellement défaillant pour garder les citoyens dans l’ignorance.»

En parcourant son pays, elle n’en perçoit pas moins l’humanité des gens. Peu importent leurs croyances. «Alors oui, il faut faire attention, être vigilant, en tant que Noir aux USA. A fortiori en tant que femme. Mais j’ai aussi vécu le racisme à Paris, en Allemagne et en Italie. C’est le symptôme d’un système qui essaie de nous diviser. Les Etats-Unis sont en train de devenir un pays technocratique et fasciste. Mais le racisme est plus facile à combattre quand il est à ce point évident que quand tout le monde t’enfume en prétendant qu’il n’existe pas…»

 

 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire