A Forest National, le retour de Starmania
Alors qu’elle vient tout juste d’être récompensée aux Molières, la nouvelle version du fameux opéra-rock de Michel Berger et Luc Plamondon Starmania débarque pour trois soirs à Forest National, du 12 au 14 mai prochain. Sous les tubes, la dystopie n’a pas pris une ride…
Paris, décembre dernier. Dans les travées de la Seine Musicale -l’immense paquebot culturel planté au milieu de l’île Seguin-, la grande foule se presse. Comme le soir précédent, et encore celui d’avant. En fait, depuis la grande première, un mois plus tôt, devant le Tout-Paris (même la première dame, Brigitte Macron, était de la partie), Starmania fait salle comble. Qui l’eût cru? Plus de 40 ans après ses débuts, l’opéra-rock -ce concept vintage, destiné au départ à rester une exception culturelle anglo-saxonne- fait encore et toujours recette.
Dans les couloirs de la salle ont été accrochés de grands portraits des principaux protagonistes de la première mouture, celle inaugurée le 10 avril 1979 au Palais des Congrès: France Gall, Daniel Balavoine, Fabienne Thibeault… Mais le cliché qui remporte le plus de succès, devant lequel la plupart s’arrêtent pour poser un selfie, c’est celui qui rassemble Michel Berger et Luc Plamondon. Le mélodiste français et l’auteur québecois sont les deux principaux responsables d’un spectacle musical qui est devenu au fil du temps une sorte d’incontournable. Un “monument” dont la nouvelle relance reste un événement: même le New York Times lui a consacré un grand article, après la première.
Il faut dire que cela faisait plus de 20 ans que Starmania n’avait plus été montré –la dernière version s’est arrêtée de tourner en 2001. Il était donc temps de redonner un coup de frais au “mythe”. Aux commandes de la nouvelle relecture, on trouve Raphaël Hamburger. Musicien et producteur discret, le fils de France Gall et Michel Berger, décline toute interview. Mais c’est bien lui, adoubé et accompagné par Luc Plamondon, âgé aujourd’hui de 81 ans, qui a lancé le pari: celui de customiser une œuvre, convaincu qu’elle était encore capable de parler aux nouvelles générations.
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Pour cela, le binôme n’a pas lésiné sur les moyens. Ni sur le casting. Hormis le Belge Sidi Larbi Cherkaoui, responsable des chorégraphies, et le styliste de la maison Louis Vuitton, Nicolas Ghesquière, engagé pour la création des costumes, le millésime 2022-2023 de Starmania a pu compter sur le grain de folie de Thomas Jolly. Celui qui avait notamment monté, à Angers, l’intégralité de Henry VI et Richard III de Shakespeare dans une version-performance longue de 24 heures, est aujourd’hui le directeur artistique des cérémonies des Jeux Olympiques de 2024, à Paris. Entre les deux, il a donc encore pris le temps de s’attaquer à Starmania. Avec une double mission: revenir à l’esprit original de l’opéra-rock, tout en le modernisant assez que pour titiller la curiosité des millennials…
Son et lumière
La première partie du contrat est largement remplie. Dès l’introduction, par exemple, un comédien à la chevelure bouclée s’installe au piano, dos au public, évoquant forcément l’ombre de Michel Berger (décédé d’une crise cardiaque en 1992, âgé d’à peine 44 ans). Plus tard, sans qu’on l’ait vu venir, un hologramme de France Gall, disparue en 2018, est projeté sur scène -une manœuvre qui aurait pu éventuellement tourner au grotesque, mais qui, pour le coup, sonne plutôt juste. Un autre détail mais qui veut dire beaucoup: on a beau être en 2023, tous les comédiens chantent le micro à la main, comme si la technologie n’avait pas bougé depuis 1979.
Ils le font avec assez de coffre et de justesse que pour assurer la relève, mais sans jamais non plus oser dépasser les modèles. Répartis des deux côtés de la scène, les musiciens tiennent quant à eux la partition, parfaitement calés et, ce qui n’est plus forcément une évidence dans les méga-shows du genre, sans bandes préenregistrées. Pas question donc d’évacuer le parfum de nostalgie qui accompagne forcément un spectacle aussi emblématique que Starmania. Thomas Jolly parvient toutefois à ne pas s’y complaire.
Le metteur en scène est connu pour ne pas toujours lésiner sur les grands effets. Dans un décor à la Metropolis relativement sobre, ce sont surtout les lumières (de Thomas Dechandon) qui sculptent l’espace. Comme ces projecteurs qui sortent tout à coup du sol pour balancer leurs lasers. Le résultat est spectaculaire, éblouissant au sens littéral du terme, au point de laisser le spectateur parfois sonné -l’entracte est bienvenu.
Thomas Jolly explique avoir également retravaillé la dramaturgie de Starmania. Dans les versions qui ont suivi l’original de 1979, la trame avait pu un peu bouger et évoluer. Le metteur en scène est, lui, reparti du premier texte de Plamondon pour tisser son récit. Certains personnages disparus dans l’intervalle font ainsi leur retour. C’est le cas du Gourou Marabout, écologiste illuminé et adversaire politique de Zéro Janvier, le businessman au discours néo-fasciste, prônant “le nouveau monde atomique”. Revu et corrigé, Starmania retrouve ainsi une dimension à la fois plus touffue et plus lisible.
Une oeuvre visionnaire?
Cela tombe à pic. Au fil du temps, le fameux opéra-rock a pu en effet se faire dépasser par ses tubes. Le monde est stone, Le Blues du businessman, La Chanson de Ziggy, SOS d’un Terrien en détresse, Les Uns contre les autres… Autant de scies chantées en boucle depuis des décennies, devenues carburant incontournable des télécrochets en tous genres, de Star Academy à The Voice, jusqu’à l’écœurement. De quoi ranger au second plan, voire complètement faire oublier la trame très sombre de Starmania. En effet, on l’avait presque oublié, mais l’opéra-rock reste fondamentalement une dystopie, une tragédie… shakespearienne dont personne ne sort réellement indemne.
De quoi parle exactement la comédie musicale? D’un homme d’affaires -Zéro Janvier- assoiffé de pouvoir, au discours sécuritaire ultra-réac (préfigurant l’arrivée d’un personnage comme Donald Trump à la présidence des États-Unis), qui fêtera sa victoire dans une boîte appelée Naziland. D’une ville -Monopolis, capitale de l’Occident-, rongée par les violences -“qui est-ce qui viole les filles/le soir dans les parkings”, chantait Balavoine/Johnny Rockfort. Une société gangrenée, en proie au terrorisme -celui des Étoiles noires, dont l’objectif est de faire exploser des tours…
En cela, Starmania a beau avoir pris de l’âge, le conte futuriste qu’il raconte sonne étrangement actuel. Il y est ainsi déjà question, par la bande, des problématiques environnementales. La thématique du genre y est aussi abordée. Que ce soit à travers le personnage de Sadia, homme travesti en femme. Ou celui de Ziggy, évoquant l’androgynie de Bowie. Quant au “serveur-automate” Marie-Jeanne, son interprète 2023, Alex Montembault, reproduit parfaitement sa non-binarité (le jeune chanteur se définit lui-même comme non-genré).
Sous les strass, le stress
Comme d’autres membres de la troupe, Montembault est passé par la case The Voice. Ce qui ajoute au passage encore une petite mise en abyme supplémentaire à un spectacle où le pouvoir de l’image et la quête de célébrité sont également au centre de l’intrigue. Par exemple à travers le personnage de Stella Spotlight, star déchue à la Gloria Swanson dans Sunset Boulevard, qui se lamente dans sa tour dorée sur sa gloire perdue. Dans Les Adieux d’un sex-symbol, elle chante: “Seule sur mon acropole/Je sens que j’dégringole /Ce n’était qu’un feu de paille/Que tout ce show-business”, osant même un: “Moi qu’on adore et qu’on adule/Une image de magazine/Sur qui on éjacule”. Comme quoi, derrière les rengaines faussement naïves se cachaient parfois aussi des textes qu’on imaginerait aujourd’hui davantage prononcés par un rappeur type Damso que par, au hasard, Clara Luciani…
Au fond, c’est un peu ça, le double effet Starmania: d’un côté, le miel réconfortant des mélodies, à ce point ancrées dans l’imaginaire collectif qu’il n’est même pas besoin d’être fan, ni même d’avoir le live de 1979 dans sa discothèque/playlist pour les connaître quasi par cœur; de l’autre, la surprise de redécouvrir une histoire particulièrement torturée. Un opéra-rock, qui, sous les paillettes et les effets visuels bombastic, assume non seulement frontalement son nihilisme, mais fait aussi étrangement écho à l’époque contemporaine.
Ce soir-là, quand on repasse la Seine, un peu groggy après trois heures de spectacle, c’est d’ailleurs le sentiment qui domine: en zigzaguant entre les tours anonymes de Billancourt pour rejoindre le métro, Paris n’a jamais autant ressemblé à Monopolis…
Starmania, de Michel Berger et Luc Plamondon, mise en scène de Thomas Jolly, direction musicale de Victor Le Masne, chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui. À Forest National, du 12 au 14/05.
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