Mots et motifs d’Ozu

Yasujiro Ozu, dans ses Carnets: "Le champ de la caméra n'est qu'une petite fenêtre sur le monde, l'amour n'est qu'une petite fenêtre sur la vie. Il faut réfléchir à deux fois avant d'appuyer sur le déclencheur!"

Le réalisateur de Voyage à Tokyo fait l’objet d’un double événement: la réédition de ses Carnets, écrits de 1933 à sa mort, 30 ans plus tard, et la sortie en Blu-ray des six films en couleurs qui devaient ponctuer son parcours. Retour sur une oeuvre à l’influence persistante.

Emporté par un cancer le 12 décembre 1963, le jour même de ses 60 ans, Yasujiro Ozu a laissé une oeuvre considérable, 54 films (dont 17 considérés comme perdus) tournés entre 1927 et 1962, qui composent le portrait intime et délicat de la famille japonaise à l’aune des mutations d’une société tiraillée entre tradition et modernité. Éminemment personnel, l’art d’Ozu est immédiatement identifiable, affichant une cohérence tant stylistique -plans fixes, caméra placée à hauteur de tatami… Jusqu’aux génériques- signatures toujours présentés sur une toile de jute- que thématique. Si l’on a pu dire de l’auteur de Voyage à Tokyo, chef-d’oeuvre absolu tourné en 1953, qu’il était le plus japonais des cinéastes (idée reçue lui ayant valu de n’être découvert que très tardivement en Occident), ses films, bien que profondément inscrits dans la réalité nippone d’alors, réussissent aussi à parler à chacun, suivant le principe voulant qu’au plus l’on est particulier, au mieux on tend à l’universel. Une sorte de miracle permanent qui a fait de Ozu l’un des plus grands cinéastes du monde, pas moins, un auteur dont l’art épuré et zen a été unanimement célébré, par Paul Schrader comme par Kiju Yoshida, par Wim Wenders comme par Hirokazu Kore-eda ( lire aussi par ailleurs).

Fin d'automne
Fin d’automne

Journal en creux

Écrits quasi quotidiennement par Ozu de 1933 à 1963, ces Carnets, réédités aujourd’hui par Carlotta, s’ils ne donnent pas les clefs d’une oeuvre jalouse de son mystère sous son apparente simplicité, n’en constituent pas moins un appendice précieux à sa filmographie, permettant de s’imprégner de l’esprit de leur auteur et d’en partager la pensée.  » Journal japonais. Journal en creux« , soulignait en 1996 Alain Corneau dans sa préface à une édition originale depuis longtemps épuisée. L’auteur se livre ici comme rarement, même si les notes méticuleusement consignées par ses soins se révèlent souvent laconiques, minimalistes comme pour mieux laisser la vie s’épanouir –  » Repérages. Départ d’Uéno à 7h45. Train de Komoro à Umi no kuchi par la ligne Sakutetsudô. Goshôdaïra… Hibukayama… Nuit à l’hôtel « Umi no kuchi – Izumikan » », écrit-il par exemple le 5 août 1934, avant de livrer un poème de son cru:

Bonjour
Bonjour

 » Ablutions d’eau fraîche,

délicates fleurs blanches

des champs de sarrasin » .

Ou encore, plus loin, en juillet 1959:  » Saké, le matin. Sieste. Le travail a bien avancé aujourd’hui. » Deux échantillons parmi d’autres, innombrables.

Elles témoignent aussi de cette extrême attention à l’infra-ordinaire (par opposition à l’extraordinaire) que lui prêtait Georges Perec:  » Suis allé commander une boîte à lettre de l’autre côté d’Owarichô. Chez le coiffeur. Au « Candy » » (16/11/33). Mais de beaucoup d’autres choses encore, que le cinéaste fasse part de son enthousiasme à la fin de l’écriture du scénario de Printemps précoce ( » Il nous aura fallu 87 jours pour l’achever! (…) On a fêté le scénario au brandy: j’étais ivre-mort » – le 24/06/54) ou qu’il se livre à des réflexions sur son art – » Le champ de la caméra n’est qu’une petite fenêtre sur le monde« – , les observations du quotidien cédant à l’occasion le pas à ses émotions – » Je deviens mélancolique au crépuscule, l’automne surtout« -, quand il ne les parsème pas de réflexions sur (le sens de) l’existence:  » On escalade la montagne sachant qu’il faudra redescendre et on part en voyage sachant qu’il faudra rentrer, mais avant de revenir au point de départ, les tours et détours auront enrichi votre expérience de la vie. A n’est que A, l’essentiel est le chemin parcouru entre B et Z. »

Mots et motifs d'Ozu

Elles disent encore son intérêt, soutenu, pour le cinéma (il inventorie les nombreux films vus, japonais et américains pour la plupart, parmi lesquels se glisse à l’occasion un Duvivier ou un Feyder) et pour les tournois de sumo; celui, inextinguible, pour le saké, comme les nuits d’insomnie combattues à grand renfort de Dial; les sorties au restaurant entre amis comme l’importance des relations familiales. Elles évoquent également son expérience de la guerre sino-japonaise, dont il décrit l’horreur alors qu’il est envoyé en Chine, et le travail, inlassablement remis sur le métier. Les saisons aussi – » Magnifique journée rarissime en cette saison des pluies. J’ai vu les paysages se succéder, puis s’évanouir dans la lumière déclinante« -, dont le passage trace, entre dit et non-dit, le portrait d’un homme glissant de l’insouciance à la maturité, les Carnets se refermant le 14 août 1963, quelques mois avant sa mort. Ozu laissera pour seule épitaphe sur sa tombe le signe « Mu », un « rien » vertigineux.  » C’est ainsi que s’ordonne l’histoire de la vie des hommes » , concluait, serein, le père dans Printemps tardif.

Mots et motifs d'Ozu

Beauté chromatique

La publication de ces Carnets s’accompagne de la sortie, chez le même éditeur, du coffret Ozu en couleurs. Lequel réunit, assortis de bonus fournis (et notamment quatre films réalisés entre 1932 et 1942), les six derniers films d’un réalisateur qui ne devait se résoudre à l’usage de la couleur qu’à partir de 1958, et Fleurs d’équinoxe (il avait, dans le même ordre d’idées, attendu 1936 avant d’adopter le parlant). Bonjour, Herbes flottantes, Fin d’automne, Dernier caprice, Le Goût du saké: l’art épuré de ce cinéaste formaliste est ici porté à quintessence, son exploration de la famille japonaise se déclinant en une somme de variations subtiles qui enregistrent les mutations de la société comme le passage du temps avec une beauté chromatique rarement égalée. L’oeuvre du maître nippon s’y donne à apprécier telle qu’en elle-même: délicatement mélancolique, discrètement bouleversante, et singulièrement inspirante.

Yasujiro Ozu, Carnets 1933-1963, éditions Carlotta, traduit du japonais par Josiane Pinon-Kawataké, 1262 pages.

Ozu en couleurs, coffret de six Blu-ray, édité par Carlotta.

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Notre petite soeur de Hirokazu Kore-Eda
Notre petite soeur de Hirokazu Kore-Eda

Une famille universelle

S’il fallait désigner une descendance cinématographique à Yasujiro Ozu, nul doute que le choix se porterait sur son compatriote Hirokazu Kore-eda, inlassable explorateur de la famille lui aussi. Un héritage que le réalisateur de Nobody Knows, Palme d’or à Cannes en 2018 pour le bien nommé Une affaire de famille, s’il l’assume bien volontiers -on peut le voir, sur le site de la Cinetek, présenter Voyage à Tokyo depuis l’auberge de Chigasaki, là-même où Ozu en avait écrit le scénario et où il lui arrive d’aller se ressourcer- s’emploie aussi à relativiser.  » Ozu filmait des drames familiaux, mais d’une manière différente de la mienne, nous confiait-il à l’époque de la sortie de Notre petite soeur. Je ne vois donc guère de ressemblance à ce niveau. Mais c’est également un réalisateur chez qui l’écoulement du temps revêt une grande importance, et on peut dire à ce titre que Notre petite soeur a quelque chose en commun avec son cinéma. » Sans même parler d’une délicatesse, d’une finesse de trait et d’une attention à la vie dans ces moments en apparence anodins qui les rapprochent indubitablement.

Le paradis perdu du cinéma

Avant Kore-eda, d’autres cinéastes avaient salué l’auteur du Goût du saké. Kiju Yoshida, l’une des figures de proue de la Nouvelle Vague japonaise des années 60, s’en fera l’exégète ( Ozu ou l’anti-cinéma), comme du reste Paul Schrader, dans Transcendental Style in Film: Ozu, Bresson, Dreyer. Quant à Wim Wenders, non content de lui dédicacer Les Ailes du désir, il lui consacrera, en 1985, le documentaire Tokyo-ga:  » La première vision d’un film de Yasujiro Ozu a été pour moi un véritable choc. Si jamais un « paradis perdu » du cinéma existait, je venais de le découvrir« , expliquait-il. Avant de mettre des mots sur le rapport intime semblant lier les films de Ozu au(x) spectateur(s), soulignant le caractère universel de la famille dans son cinéma:  » J’ai pu y reconnaître toutes les familles du monde. Ainsi que mes parents, mon frère et moi-même. » Et d’entamer dans la foulée son « voyage à Tokyo » personnel, déambulation le conduisant de la Tokyo Tower au temple zen Engakuji à Kita-Kamakura, où se trouve la tombe du réalisateur japonais. Non sans avoir rencontré, chemin faisant, Chishû Ryû, l’acteur-fétiche, et Atsuta Yuharu, le collaborateur fidèle.

Tokyo-ga de Wim Wenders
Tokyo-ga de Wim Wenders

Wenders toujours compte parmi les cinéastes d’horizons divers conviés par Kogi Tanaka à confier leurs impressions sur Ozu et l’impact de son oeuvre dans le documentaire Talking with Ozu (1) , tourné à l’occasion du 90e anniversaire de sa naissance, en 1993. Au Hongkongais Stanley Kwan – » Les films de Ozu sont vraiment comme un miroir qui nous reflète » , répond le Finlandais Aki Kaurismäki, l’auteur d’ Au loin s’en vont les nuages sachant assurément ce que dépouillement et délicate ironie veulent dire. Non sans prêter à son homologue japonais une élégance suprême:  » Ce que je respecte le plus chez Ozu, c’est qu’il n’a jamais eu besoin du moindre meurtre ou même de violence, ni du moindre coup de feu pour raconter l’essence humaine. » Hou Hsiao-Hsien, Claire Denis, Lindsay Anderson, ils sont quelques autres encore à y aborder le continent Ozu, héritiers putatifs auxquels aurait pu venir s’ajouter un Jim Jarmusch dont le récent Paterson affichait la grâce épurée des haïkus chers au réalisateur de Fin d’automne… Un artiste dont le rayonnement a d’ailleurs dépassé le seul cinéma, lui dont la vie devait inspirer à Marc Pautrel un roman sobrement intitulé… Ozu.

(1) Le film est proposé en bonus du coffret Ozu en couleurs.

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