Cinéma: la réalisatrice Mona Achache sur la piste de la sa mère dans Little Girl Blue
Avec Little Girl Blue, Mona Achache remonte le cours de son histoire familiale, où le goût de l’écriture autant que la fatalité de la souffrance se lèguent de mère en fille. Un objet cinématographique inclassable, où Marion Cotillard ressuscite avec maestria la mère de la cinéaste.
Dans la famille Achache, il y a la grand-mère, Monique Lange, romancière, scénariste et éditrice, et puis il y a la petite-fille, Mona Achache, scénariste et réalisatrice. Entre les deux, Carole Achache, écrivaine, photographe et actrice, qui met fin à ses jours en 2016. D’abord convaincue que seul l’oubli peut la guérir de la disparition tragique de sa mère, la cinéaste va ensuite considérer le tas d’archives que cette dernière a laissé comme une véritable matière cinématographique, le début d’une histoire qui ne demandait qu’à être entendue pour être réécrite. Et le point de départ de Little Girl Blue.
Mona Achache explique: « J’ai trouvé des photos de ma mère, si belle, si libre, si solaire, en contradiction avec la femme abîmée intérieurement que j’avais connue. J’ai eu envie de comprendre les secrets de famille, de la comprendre. Et puis un jour j’ai trouvé un dictaphone avec lequel elle-même avait mené une enquête sur son enfance. Entendre sa voix m’a donné envie d’avoir avec elle cette conversation que nous n’avions pas eue de son vivant. Il y a eu ce fantasme impossible de faire revenir ma mère pour qu’elle explique son geste. Un désir intime de résurrection. L’envie de réparer quelque chose et que cette réparation soit grandiose. » Le cinéma, et le pouvoir d’incarnation de la fiction va lui permettre de réaliser ce rêve. Très vite Marion Cotillard s’impose, « pour sa ressemblance improbable » d’abord, pour son talent bien sûr, pour son aura aussi. « Il fallait une actrice iconique, qui vienne exhumer la voix de cette femme morte sans avoir été entendue. Que quelque chose se renverse, que ma mère, qui avait été un personnage secondaire durant son existence, devienne l’héroïne principale d’un film qui tournerait de manière obsessionnelle autour d’elle. » Alors Cotillard se transforme. Elle porte les habits, les accessoires, joue les enregistrements, exprime les pensées de la mère morte.
Mêler documentaire et fiction s’impose comme une évidence pour la réalisatrice. Si le film, par son dispositif même, trace un chemin thérapeutique, Mona Achache s’embarque également car elle a l’intime conviction « que l’histoire des femmes de ma famille s’inscrit dans quelque chose de plus large, parle du conditionnement de la femme, de la libération sexuelle, la désillusion des post-soixante-huitards, le retour à la norme des années 90, et puis #MeToo aujourd’hui« . D’ailleurs, le film s’inscrit effectivement dans une conversation sociétale ultra-contemporaine. Il dialogue autant avec Le Consentement de Vanessa Springora qu’avec The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal ou Une vie comme une autre, le documentaire de Faustine Cros, tout en inventant sa propre forme.
L’amour au-delà de la mort
Ce que raconte aussi le film, c’est l’histoire rare d’un héritage littéraire au féminin, où l’amour de l’art côtoie une face plus sombre. La grand-mère éditrice, fascinée par Jean Genet, a « autorisé » ce dernier à entretenir une relation perverse avec sa très jeune fille. Plus tard, la mère reproduira le même genre de situation avec sa propre fille, et un autre écrivain, Juan Goytisolo. « Je suis l’héritière privilégiée et traumatisée de femmes qui m’ont transmis le goût de l’écriture, de la liberté, mais aussi un sens de la douleur dans la création et dans la vie, une vulnérabilité face aux abus. C’est presque une mythologie qu’on m’a transmise. Et puis je voulais explorer l’ambivalence des femmes de ma famille, que je trouve honnête et passionnante. Ma mère admirait Genet. Tout en disant lui en vouloir terriblement, elle reconnaissait qu’il lui avait permis de développer une certaine forme d’intelligence. Je vois à quel point dans ma vie j’ai confondu ce qui m’était familier et ce qui me faisait du bien. Tant que les choses ne sont pas nommées comme dissonantes, on continue de les vivre. Je voudrais que mes filles sachent d’où elles viennent, qu’elles en soient fières et fortes, mais qu’en nommant les choses et en les mettant à distance, cette fatalité ne leur soit pas transmise.«
Cette histoire familiale pèse tellement qu’il semble à la cinéaste qu’elle y est longtemps restée bloquée. « Ce film a été l’obligation pour moi de me désinhiber totalement, et c’est l’une des choses qui me rend le plus heureuse. Le film raconte aussi un chemin vers l’amour. À force de souffrir, on ne sait plus s’aimer. Ma mère ne savait plus aimer sa mère et je ne savais plus aimer la mienne. Cette réparation est aussi une réconciliation.«
Cette réconciliation s’incarne littéralement dans le film grâce à la performance stupéfiante de Marion Cotillard, comme transfigurée en Carole Achache. « Le tournage a été très court, on a eu huit jours seulement avec Marion. J’ai vécu ces huit jours comme s’ils étaient volés au temps, avec ma mère ressuscitée. Marion et moi, avec nos armes respectives, nous sommes parvenues je pense, à porter haut la parole d’une femme jusque là totalement niée. Le film raconte ce trajet de la solitude vers une émancipation collective. Marion était plus qu’une passeuse de mots, elle a été la passeuse d’un amour qui n’avait pas pu vraiment s’épanouir du vivant de ma mère.«
Au milieu des archives familiales surgissent des archives collectives, comme celle où Marguerite Yourcenar cite Cocteau. « Lorsque l’on me demande ce que j’emporterais de ma maison si elle brûle, je réponds: le feu. » Et c’est peut-être bien ça, finalement, que tente de faire Mona Achache dans Little Girl Blue: s’emparer de ce qui dévaste pour se l’approprier et en transformer la chaleur et la puissance.
Lire aussi | Notre critique de Little Girl Blue
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici