Mohamed Ali (1942-2016)

© © JULIE GIRAUD

Il y a une drôle d’ambiance ce 8 mars 1971, dans les vestiaires du Madison Square Garden.

Dans quelques heures tu vas retrouver la lumière et Joe Frazier pour le titre de champion du monde des lourds. Ton titre, tu l’as perdu sans combattre. Ni sur le ring, ni au Vietnam. Parce qu’aucun Vietcong n’a eu l’indélicatesse de te traiter de nègre. Cette vérité, tu l’as jetée à la face de l’Amérique va-t-en-guerre. Elle en a bouffé son casque à pointe.

Dans un coin, le fidèle Angelo Dundee tire la tronche, maussade. Depuis que le combat est conclu, il répète que c’est trop tôt, que Quarry et cette grande gueule de Bonavena, c’était pas suffisant. Pour ton vieux coach, ces deux combats de préchauffe sont bien peu de chose après quarante-trois mois d’inactivité forcée, les tribunaux, les espoirs déçus, le doute, l’angoisse. Ça vous marque un homme, une épreuve comme ça. Ça vous coupe les jambes, même.

Pour revenir au premier plan, tu as toujours dit qu’il fallait boxer les meilleurs. Alors, va pour Joe, sa boxe en force et son crochet du gauche.

Plus lent ? Plus lourd ? C’est ce qui se disait et avoue qu’il y avait de quoi se faire un peu de mouron. Tu n’as rien laissé paraître en public. Aux journalistes, tu as servi la même soupe, leur ration habituelle de bons mots. À Frazier, quelques piques, histoire de marquer le coup. Il a tout pris de travers. Il en fait une affaire personnelle maintenant. Faut dire que tu t’es donné le beau rôle, celui de porte-parole du ghetto, quand tu réduisais les supporters de Frazier aux Blancs en costume, shérifs de l’Alabama et autres membres du Ku Klux Klan. Abasourdi, Joe se demandait à haute voix : « Qu’est-ce qu’il y connaît, lui, au ghetto ? » Non content de répéter qu’il était trop bête et trop laid pour être le champion, tu avais dressé ses propres frères contre lui.

Tu as fait ton entrée, sobre, tendu, grave. Angelo hurlait les dernières consignes. Sa voix de crécelle peinait à se détacher du brouhaha général : « Son crochet du gauche, Mohamed, surveille son crochet du gauche.  »

Monter la garde, c’est pas ton truc. Le danger, ça se regarde en face, sourire aux lèvres, bras le long du corps, comme de juste.

Frazier avance, mouline, touche parfois. Il s’empale contre ton jab. Les neurones sautent sous l’effet de la collision. Mais Frazier s’en fiche. Comme Angelo, il n’a qu’une idée en tête, ce foutu crochet du gauche.

C’est moche de vieillir. Les cheveux blancs font leur nid, les jambes sont lourdes, le souffle court et les réflexes s’éteignent. Et puis là-haut, c’est votre durée de vie qu’on assassine.

Au quinzième, Joe l’a enfin placé, son crochet. Envoyé à terre par les autorités américaines, puis par Frazier.

Faut te relever. Avant la fin du compte. Reconquérir le titre, si ce n’est aujourd’hui, alors demain.

Et redevenir le plus grand.

Chaque semaine, l’écrivain Nicolas Zeisler (son livre Beauté du geste est paru aux éditions du Tripode) tire le portrait en un round d’un boxeur de légende.

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