Dans Crazy Heart, Jeff Bridges incarne Bad Blake, un chanteur de country ayant connu des jours meilleurs. Un rôle sur mesure pour l’impérissable Big Lebowski, qui pourrait bien glaner enfin un Oscar mille fois mérité.

« Je me considère comme un pur produit du népotisme. S’il n’y avait pas eu mon père, je ne sais pas si j’aurais jamais été acteur. » Du haut de ses 40 ans de carrière et tellement plus de films encore, et quels films!, Jeff Bridges lâche la réflexion dans un large sourire, visiblement satisfait de son effet. Enfant du sérail, l’acteur a longtemps louvoyé, il est vrai, avant de finalement régler son pas sur celui de son père, Lloyd. Et d’expliquer: « Pour un acteur, le plus difficile est d’obtenir une chance, et mon père était tellement enthousiaste, il a tout fait pour que mon frère Beau et moi nous y mettions. J’ai donc commencé fort jeune, mais il y a un moment où l’on a envie de voler de ses propres ailes. J’ai traversé une période de doute, et ce n’est qu’après avoir tourné quelques films que j’ai décidé pour de bon d’en faire ma carrière, en tentant d’y faire converger mes autres intérêts. C’est, en gros, ce qui s’est produit. Je suis donc fort heureux d’avoir écouté « the old man »…  »

Ce tournant décisif, Bridges le situe sur The Iceman Cometh de John Frankenheimer en 1973, projet qu’il accepte à reculons, mais où il a pour partenaires Lee Marvin et Robert Ryan. « J’ai énormément appris à leur contact, et notamment que ces vieux acteurs étaient autant tenaillés par la peur que moi. Lors d’une scène, j’avais remarqué les flaques de sueur laissées par les mains de Robert Ryan sur la table. Je lui ai demandé s’il avait encore peur après tant d’années. A quoi il m’a répondu: « Absolument. Et je serais vraiment effrayé si je n’avais pas peur. » Je ne l’ai jamais oublié, et pas plus tard que sur Crazy Heart , l’angoisse m’étreignait encore tant je tenais à bien faire le boulot. »

Au moment de cet épisode fondateur, Bridges a un beau parcours derrière lui. Son mélange subtil de charme et de nonchalance est déjà à l’£uvre dans The Last Picture Show, le film de Peter Bogdanovich qui l’a révélé à l’orée des années 70. Charismatique, avec toutefois ce qu’il faut d’insondable en option, le jeune acteur y entame, dans un bourg fatigué du Texas, l’une

des trajectoires les plus enthousiasmantes du cinéma américain de ces 40 dernières années. A l’ombre des superstars, sans doute, mais auprès des réalisateurs du Nouvel Hollywood dans un premier temps – outre Bogdanovich, il y aura notamment Rafelson pour Stay Hungry, mais aussi Cimino pour Thunderbolt & Lightfoot, suivi, quelques années plus tard, de Heaven’s Gate; sans oublier son unique mais mémorable collaboration avec Coppola, pour Tucker. Entre-temps, Bridges a témoigné d’une belle faculté à se multiplier sur divers terrains, de King Kong en Tron; de Starman en Fisher King. Jusqu’à trouver, à la fin des années 90, un rôle à jamais emblématique, celui de Jeff « The Dude » Lebowski dans The Big Lebowski des frères Coen. De quoi lui valoir une image de « cooli-tude » ultime, dût-il encore jouer le président des Etats-Unis dans The Contender, ou, plus récemment, les rédac chef gratinés dans How to Lose Friends and Alienate People, voire encore les militaires allumés dans The Men Who Stare at Goats.

Blues et country

On retrouve « Mister Cool » par une après-midi de février, dans une suite d’un hôtel londonien. Le contact agréable et la répartie chaleureuse, Jeff Bridges apparaît conforme à l’image que l’on s’en était fait à l’écran – le genre avec qui l’on irait volontiers écluser l’un ou l’autre White Russian en contemplant le trafic descendre Sunset. Ce qui l’amène dans la capitale britannique, c’est la prochaine sortie européenne de Crazy Heart. Collant aux santiags de Bad Blake, un chanteur de country dérivant de bowling – on ne se refait pas! – en bistrot minable, le film de Scott Cooper a surpris tout son monde de l’autre côté de l’Atlantique. Ce dont Jeff Bridges est d’ailleurs le premier à convenir: « Il s’en est fallu de peu pour que Crazy Heart ne sorte directement en DVD. Mais Fox Searchlight a mis la main dessus, et ils savent comment s’y prendre avec ce genre de petit film. » Trop modeste, il oublie de dire que le potentiel du film a été singulièrement dopé par sa prestation, qui lui a d’ailleurs valu un Golden Globe bien mérité, auquel pourrait succéder dans quelques jours un Oscar non moins justifié.

Bridges apprécie la reconnaissance à sa juste mesure, sans pour autant se laisser autrement émouvoir – l’acteur en a vu d’autres, en effet, et notamment la statuette tant convoitée lui filer quatre fois sous le nez; la première pour The Last Picture Show. De quoi apprendre à relativiser: « Les Oscars sont essentiels pour attirer l’attention sur ce type de film. Je m’en réjouis d’autant plus que j’apprécie tout particulièrement Crazy Heart. «  Dans la bouche d’un autre, on suspecterait quelque baratin promotionnel de circonstance. Pas dans celle de Bridges, cependant: un plan suffit pour se convaincre que nul n’aurait pu donner de la sorte chair et âme à Bad. A croire qu’il avait Blake dans la peau, et la balade imbibée mais sensible au gré de l’Americana dans le sang. « Bad Blake est tellement humain, observe-t-il. Comme chacun de nous, il a énormément de qualités, mais des défauts encore beaucoup plus nombreux. Le défi,c’était de rendre le personnage aussi réel que possible.  » Un pari dont il s’acquitte avec éclat, à travers un Bad Blake dont il réussit à transcender le pathétique objectif dans une partition à 2 tonalités, blues et country. « Le blues, ces moments où l’on a le sentiment que tout est affreux, je connais. Mais j’ai la chance d’avoir pu, à l’inverse de Bad, compter sur le soutien de ma famille. » Quant à la country, et la musique en général, elle occupe depuis toujours une place essentielle dans son existence. « Je joue du piano et de la guitare depuis mon enfance, et je continue à pratiquer avec des amis, j’ai d’ailleurs sorti un album il y a quelques années ( Be Here Soon, en 2000) . La musique est vraiment une part de ma vie. » Et de vous annoncer, le plus simplement du monde, avoir jammé tout récemment avec Charlie Haden.

Du dude au duke

De là à voir en Bad Blake un rôle emblématique, de ceux auxquels un acteur se trouve à jamais associé, au risque qu’on lui en propose, invariablement, des duplicata, il n’y a qu’un pas. « J’espère que non, souligne Bridges, fort de l’expérience familiale. Mon pèreest devenu une vedette de la série Sea Hunt , dans les années 60, et j’ai pu mesurer la frustration née du fait qu’on ne lui a plus proposé ensuite que des personnages taillés dans le même moule. Voilà pourquoi, même si j’ai un peu connu ce phénomène après The Big Lebowski, j’ai veillé à enchaîner sur le rôle du président des Etats-Unis – on ne pouvait rêver moins « dude ». » Ce qui, au demeurant, n’a pas empêché ledit Lebowski de figurer en bonne place dans le panthéon cinéphile. « Peut-être cela tient-il simplement au fait que c’est un très bon film. Les Coen sont d’authentiques maîtres. Un film comme The Big Lebowski se situe pour moi dans la même catégorie que Le Parrain . » A propos des Coen, et de classique, Bridges devrait les retrouver tout prochainement pour True Grit, un remake du film de Henry Hathaway, qui verra le Dude endosser les habits du Duke, John Wayne soi-même: « Je n’ai pas vraiment envisagé le rôle en ce sens, sourit-il . Les Coen font plus référence au roman de Charles Portis qu’au film, et j’ai suivi leur point de vue. John Wayne était un acteur formidable, mais je vais approcher le rôle différemment. J’attends ce moment avec impatience. » Et nous donc…

voir aussi les photos prises par jeff bridges

sur le tournage de crazy heart en page 6.

Rencontre Jean-François Pluijgers, à Londres

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