Mathieu Lindon raconte son amitié avec Hervé Guibert, ange foudroyé des années sida
Trente ans après la mort d’Hervé Guibert, Mathieu Lindon revient sur ses années romaines aux côtés de l’auteur, photographe, scénariste et finalement cinéaste qui a tant marqué les années sida et influence encore légion d’artistes. Close up sur une amitié intime.
Non, Hervelino n’est pas la dernière recrue brésilienne du PSG. En fait, c’est plutôt du côté de l’Italie que Mathieu Lindon nous mène -et bien que peu rétif au visionnage occasionnel de joutes footballistiques entre ces millionnaires en shorts, ce n’est pas sur un rectangle vert, mais dans une belle et vaste villa d’une des sept collines de Rome (le Pincio) que se situe l’essentiel du récit: à l’automne 1988, après un échec l’année d’avant, Mathieu Lindon réussit le concours d’entrée à l’Académie de France à Rome, mieux connue sous le nom de Villa Médicis. Hervelino, alias Hervé Guibert, lui, s’apprête à y passer sa deuxième année. Ils se connaissent déjà, c’est même Hervé qui a poussé Mathieu à tenter le concours. Ils se sont rencontrés dix ans plus tôt chez le philosophe Michel Foucault, un ami commun. Lors d’une soirée chez ce dernier, Mathieu ose aborder le bel Hervé, seul dans son coin: « Vous êtes puni, Hervé Guibert? » Ils ne se quitteront plus.
D’abord physiquement attiré par le bel apollon blond, ses yeux bleus et ses faux airs de David Hemmings dans le Blow-Up d’Antonioni, Mathieu Lindon va se résoudre, de bon coeur, à devenir l’ami d’Hervé Guibert. Liés par tant d’affinités, Hervé et Mathieu ne vont cesser d’essaimer les restaurants et soirées, quand ils ne se croisent pas en reportage -ils étaient alors respectivement journalistes au Monde et au Nouvel Observateur (Lindon fait aujourd’hui partie des meubles à Libération). Dix ans après leur première rencontre, ils se retrouvent à Rome, dans la fameuse villa. Ce sont ces deux années que Mathieu Lindon se remémore ici plus particulièrement (Hervé Guibert restera avec lui pour une troisième année romaine en tant que colocataire).
« Hervelino: ça ne m’évoque pas tant Hervé que nous deux. » C’est ce surnom italianisant dont eux seuls usaient qui tient lieu de point de départ à Hervelino le livre. Mais « Hervelino est-il ressuscitable »? Lindon se souvient de tout, des restaurants où ils dînaient presque toujours à deux, des poèmes idiots qu’ils inventaient, de leurs jalousies, de la maîtrise de l’italien d’Hervé (quand lui bafouillait tout juste deux mots), de la passion soudaine d’Hervé pour l’Autrichien Thomas Bernhard, dont il empruntera tous les livres possédés par Mathieu, se servant de lui comme d’une bibliothèque…
Loin du style parfois baroque de Guibert, Lindon semble expédier son texte, mais peut-être comme on finit enfin par lâcher des mots qu’on retenait au fin fond de soi depuis tant d’années. D’aucuns crieront encore à un ennuyeux entre-soi germano-pratin -ils n’ont rien compris. C’est non seulement d’amitié intime qu’il est question, mais aussi d’un véritable réseau littéraire, d’une touchante connivence artistique: Mathieu dirigeait la revue Minuit (des éditions du même nom, dirigées par son père, Jérôme Lindon, éditeur initial d’Hervé…), Hervé en fut son contributeur principal; Mathieu, » la seule personne en qui j’ai vraiment confiance« , disait Hervé en interview, fut systématiquement le premier lecteur des manuscrits de Guibert. Mieux: ils s’influencèrent l’un l’autre, et sans avoir lu Hervé, Mathieu n’aurait peut-être jamais lui aussi écrit à la première personne. On oubliait: Mathieu se retrouve en guest star chez Hervé (et inversement); en vérité, dans les livres de Guibert et de Lindon, c’est un peu comme dans les chansons de Simon & Garfunkel, et les prénoms fusent, au lecteur de se dépatouiller.
Bêtise joyeuse
Pendant que Mathieu ne produit absolument rien dans le cadre pourtant idéal de la Villa, Hervé, lui, « écrit sans cesse, comme un malade« . Malade, il l’est malheureusement pour de vrai. Mathieu est dans le secret, son Hervelino est atteint du virus du sida. Guibert révélera le mal qui le ronge aux lecteurs dans son oeuvre majeure, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. À la surprise des autres pensionnaires de la villa et malgré la maladie, le duo continue de faire preuve d’une « bêtise joyeuse« .
Certains lui préféreront le plus direct Guillaume Dustan, autre écrivain écorché vif lui aussi bientôt emporté par le sida; mais dans À l’ami…, Guibert repousse les limites de l’autofiction. Lindon citera plus tard Foucault, résumant à merveille: « Il ne lui arrive que des choses fausses« . Aussi, parmi de véritables révélations sur sa maladie et son traitement, Guibert y prétend, entre autres, que « parallèlement donc au virus HIV la métastase bernhardienne s’est propagée à la vitesse grand V dans mes tissus et mes réflexes vitaux d’écriture » –et de maudire feu le pauvre Thomas Bernhard qui n’avait pourtant rien demandé…
À sa sortie, le livre sera un succès, mais Guibert, diminué par la maladie et « coupable » de révélations sur la mort de Michel Foucault (Muzil dans le texte), sera jeté en pâture par certains médias. Écrivain mais aussi scénariste et photographe reconnu, il réalisera son rêve de cinéma en 1990, peu de temps avant de mourir, en acceptant de se filmer dans son quotidien de malade du sida dans le documentaire La Pudeur ou l’Impudeur. De son côté, Mathieu racontera son père et Michel Foucault (Hervé apparaît aussi) en 2011 dans son oeuvre majeure à lui, Ce qu’aimer veut dire.
Dans Hervelino, Lindon n’élude pas la fin de vie d’Hervé. Dans des passages poignants, il raconte ces moments sur le parking de l’hôpital où il préférera, à chaque fois, rester dans la voiture… Le livre s’achève sur les dédicaces dont Hervelino gratifiait son « Mateovitch » à la publication de chacun de ses livres. Ces petits textes terriblement touchants, accompagnés de commentaires explicatifs de Lindon, closent le livre de manière déchirante. À leur lecture, on en imagine une nouvelle: « À l’ami qui m’a ressuscité ».
Hervelino, de Mathieu Lindon, éditions P.O.L, 176 pages. ****
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