Tristes tropiques

Fabrice Delmeire Journaliste

DANS LES BIDONVILLES, LA JEUNESSE DE MAYOTTE N’ATTEND QU’UNE ÉTINCELLE POUR S’EMBRASER. UN ROMAN DOUX ET BRUTAL QUI SE DÉVORE D’UNE TRAITE ET LAISSE DES CICATRICES.

Tropique de la violence

DE NATHACHA APPANAH, ÉDITIONS GALLIMARD, 180 PAGES.

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Marie tombe amoureuse de Chamsidine, infirmier comme elle, venu d’une île appelée Mayotte. Bientôt elle le suit dans cet archipel des Comores, niché dans le canal du Mozambique. A 33 ans, Marie désespère d’avoir un enfant. Une nuit de garde, une femme lui abandonne son bébé car il a un oeil noir et l’autre vert, c’est le signe du djinn, celui qui porte malheur… Marie adopte Moïse pour le ravir à son destin de clandestin. Puis Marie meurt d’un coup, prématurément, « sans que personne ne la frappe, sans que personne ne lui fasse peur, c’est bien une mort de Blanc ça, une mort de riches qui ont des poubelles qui débordent. » A 15 ans, abandonné à la merci de l’île, Mo fait alors la connaissance de Bruce, le roi de Gaza, bidonville peuplé d’enfants sauvages shootés au chimique. « Parce que tu crois que je suis né comme ça, moi, avec l’envie de taper, de mordre, de rentrer dedans. »

Pour son sixième roman, Nathacha Appanah (Le Dernier Frère) tisse un récit choral où s’entremêlent et résonnent avec force les voix de Marie, de Moïse, de Bruce mais aussi celles d’Olivier, policier, et Stéphane, humanitaire en mission pour une ONG, bientôt revenu de ses illusions. Car Mayotte, c’est la France et ça n’intéresse personne: « Les autres voulaient aller en Haïti, au Sri Lanka, au Bangladesh,… Ils voulaient de la « vraie » misère, de la misère centenaire ancrée comme une mauvaise racine, des pays où c’est chaud (…) » La carte postale verdoyante et fertile se craquèle puis rapidement se consume, et le plus beau lagon du monde de laisser place à un pays recouvert d’une poussière incandescente, n’attendant qu’une étincelle pour s’embraser…

Né quelque part

Empoignant avec force le destin de ces jeunes livrés à eux-mêmes, la plume virevoltante d’Appanah raconte avec justesse et âpreté les kwassas, embarcations sanitaires faisant la traversée entre Anjouan et Mayotte, gorgées de sans-papiers en attente de soins médicaux. Le souffre du ghetto, le gouffre d’un no man’s land sans foi ni loi qui transforme les enfants en loups, en lions, où règnent la rapine et la loi du plus fort. « (…) Mais dans quel putain de monde tu vis? C’est Mayotte ici et toi tu dis c’est la France. Va chier! »

« Avec un désir de tout prendre, tout avaler, gorgée de mer après gorgée de mer, bouchée de ciel après bouchée de ciel », la romancière mauricienne signe un roman doux et brutal, qui se dévore d’une traite et laisse des cicatrices. S’y succèdent les jours identiques et sans pitié, sous le même soleil, le même ciel dur, les marchés clandestins qui se montent au bord de la mangrove et où s’entassent pêle-mêle vendeurs et voleurs à la sauvette. Stéphane se rappelle qu’au bureau à Paris, on lui avait dit d’être à l’écoute mais de ne pas se mêler. Il pensait qu’à la première agression, il ferait face debout, il s’était vu plus grand, plus courageux, mais les choses n’atteignent pas toujours où elles devraient atteindre. Puis il a vu Mo-la-Cicatrice et il suffit parfois d’un moment de vérité pour que tout bascule… Au plus près de ses personnages, Appanah dépeint l’envers d’un décor paradisiaque, où le bruissement d’ailes des roussettes déclenche un effet papillon d’une poésie brutale et poignante. « Caribou Maoré », bienvenue à Mayotte!

FABRICE DELMEIRE

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