Traînés sur le béton
Figure capitale de la pensée post-coloniale, Achille Mbembe publie Brutalisme, une traversée glaçante de la culture matérielle du néolibéralisme.
C’est la figure la plus en vue d’une des disciplines les plus en vues du moment: les études post-coloniales. Pourtant, Achille Mbembe, au départ, n’avait pas du tout l’intention de devenir chercheur. Durant ses jeunes années, entre Douala et Yaoundé au Cameroun, c’était du côté de l’engagement politique qu’il concentrait ses efforts -un engagement dans le mouvement nationaliste camerounais, contre la brutalité de la répression que la France, alliée de son ancienne colonie, faisait pleuvoir à l’époque sur les forces rebelles. Il en observe les tenants et les aboutissants -et finit par rassembler ses observations dans un mémoire de fin de cycle incendiaire, que les autorités académiques, prises de peur, refusent d’évaluer.
à la fin des années 70, alors qu’il termine ses études, Mbembe participe aussi aux campagnes d’alphabétisation se déroulant dans le nord du pays, conscient que l’illettrisme est un des maux qu’il s’agit de combattre si le Cameroun veut un jour avoir une chance de se dresser contre ceux qui l’exploitent. Puis il part pour la Tanzanie, où il rencontre Julius Nyerere, figure illustre de la lutte panafricaine -avant de se rendre en France afin d’achever les études qu’il n’avait pas pu terminer dans son pays natal. C’est à ce moment-là que le Mbembe que nous connaissons naît: un intellectuel puissant, à l’érudition impeccable, à la volonté de fer et au style chargé d’une colère lyrique.
Créatures et figures
Armé d’un doctorat, il part enseigner aux États-Unis, publie ses premiers livres ( Afriques indociles, Karthala, 1988; La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, Karthala, 1996; d’autres), milite pour le développement des sciences sociales en Afrique, mais sans parvenir à se poser. La parution, en 2000, de De la postcolonie, aujourd’hui réédité en poche à La Découverte avec une préface inédite de la brillante Nadia Yala Kisukidi, règle sa situation. Le livre lui ouvre les portes de l’université Witwatersrand, à Johannesbourg, où on lui demande de contribuer à la création d’un institut de recherche qu’il dirigera dès 2001.
Depuis, sa production intellectuelle tout à fait singulière n’a cessé de se développer -et de dessiner une image nouvelle de l’Afrique et de la pensée qui s’y fomente, peuplée de créatures, de figures et d’idées sans comparaison avec ce qui se réfléchit en Europe. Ces créatures et ces figures, toutefois, sont avant tout les produits abandonnés derrière elles par les autorités coloniales -les blessures et les cauchemars, créés par elles et que leurs récits tentent aujourd’hui de gommer. Ce sont des figures du désir pour les corps de couleur, d’ivrognerie satisfaite, de torture et de violence, de mépris et de sa justification au nom de la religion, de la démocratie ou d’on ne sait trop quel principe commode. Pour décrire ce paysage politique, Mbembe a forgé un néologisme qui a fait le tour du monde: « nécropolitique » -comme on parlerait de nécropole. L’imaginaire post-colonial est un imaginaire de la mort vivante, de la violence faite vie, de l’attrition des corps comme condition de leur action. Dans Brutalisme, son dernier livre, la perspective s’élargit encore: désormais, aux corps et aux imaginaires, Mbembe rajoute les murs, les routes, les bâtiments- toute l’architecture des ruines de béton qui forme l’ordinaire des villes d’Afrique et, au-delà d’elle, de la condition mondiale sous le joug néolibéral. Glaçant et indispensable.
Brutalisme
D’Achille Mbembe, éditions La Découverte, 246 pages.
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De la postcolonie
D’Achille Mbembe, éditions La Découverte/Poche, 320 pages.
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