So fresh

Espèce de factory londonienne, le Total Refreshment Centre (TRC) a activement contribué à l’éclosion de la scène jazz locale et continue de faire bouillonner les cultures. Visite guidée.

La porte d’entrée est petite, discrète. Seul un minuscule TRC tagué à la main renseigne le centre névralgique de l’underground londonien qui bouillonne en ses murs industriels. La sonnette ne fonctionne pas. Même les téléphones portables, apparemment, ont du mal. Pour pénétrer le Total Refreshment Centre, lieu autogéré planqué derrière une station essence d’Hackney, il faut attendre que quelqu’un y entre ou ait enfin décidé d’en sortir. Après dix minutes de guet sous le crachin cockney, Sésame a enfin accepté de s’ouvrir. Un mec d’une trentaine d’années s’extirpe, invite à grimper les escaliers et à suivre le bruit. En haut, dans une grande pièce aux allures de maison de jeunes avec ses vieux divans, sa longue table, son piano et ses chaises dépareillées, des gens bouffent, d’autres discutent. Tous s’interrompent pour dire bonjour. Plus accueillants que suspicieux ou étonnés d’une présence étrangère.

Il n’y a pas si longtemps que ça, le Total Refreshment Centre était encore une salle de concerts et de soirées à la programmation aventureuse. Un incubateur, notamment, de la désormais prestigieuse scène jazz londonienne. Shabaka Hutchings et Nubya Garcia, pour ne citer qu’eux, y ont aussi souvent traîné tant dans le public que sur les planches. Le saxophoniste y a même un temps logé dans la clandestinité. Aujourd’hui, le TRC sert essentiellement de studio de répétition et d’enregistrement. De QG aussi pour une communauté d’artistes aux horizons divers qui se ressemblent davantage dans leur état d’esprit, leur rapport au monde et aux relations humaines que dans leur couleur musicale ou leur discipline de prédilection. « Ici, c’est la pièce de Fabrice, un photographe. Là, c’est celle du collectif hip-hop Root 73. » Longue tignasse blanche et relax attitude… Baba-cool tendance anar, Kristian Craig Robinson, alias Capitol K, fait faire le tour du propriétaire. S’assure que tout roule pour tout le monde et met un coup de lavette dans la cuisine au passage. C’est dans le studio de Kristian qu’ont été enregistrés tous les albums de The Comet is Coming, les deux derniers Flamingods et une partie du premier Snapped Ankles. Les lieux ont aussi vu défiler Makaya McCraven ou encore Thurston Moore. « J’avais déjà dirigé quelques studios avant de débarquer ici. La plupart dans des squats. J’ai longtemps baigné dans les musiques électroniques. Mais j’ai aussi bossé avec le label 4AD. On a enregistré et filmé des sessions de Tune-Yards, d’Ariel Pink à une époque où elles ne se bousculaient pas encore sur YouTube… J’ai rencontré Alexis (Blondel) en jouant dans des fêtes. Et quand il a trouvé ce building sur le site web de petites annonces Gumtree, par chance il n’était pas entre les mains d’une agence immobilière, il m’a demandé si ça m’intéressait. »

Alexis Blondel, cofondateur  du Total Refreshment Centre:
Alexis Blondel, cofondateur du Total Refreshment Centre: « Je me suis mis en tête de trouver un espace de liberté où faire plein de choses. Ne serait-ce que du bruit. Expérimenter avec le son, l’image. »

Qui aurait pu deviner alors que ce centre culturel jamaïcain, bâtiment industriel où l’on fabriqua jadis du chocolat et des boîtes de vitesse, allait se transformer en moteur de la culture souterraine londonienne? Pas même le jeune entrepreneur rêveur qui en a jeté les bases. « Au départ, ce lieu, dans ma tête, c’était une utopie, explique Blondel, Lex disent les intimes. Je suis arrivé à Londres en 2004 pour les études. J’ai beaucoup fréquenté les squats, les entrepôts réinventés. Je me suis investi. Ça m’a ouvert l’esprit. À un moment, j’ai tout lâché et je me suis mis en tête de trouver un espace de liberté où faire plein de choses. Ne serait-ce que du bruit. Expérimenter avec le son, l’image. L’idée à la base était d’inviter des artistes, de leur permettre de collaborer, de s’entraider. »

Jeune, mixte et métissé

Il avait grandi avec le jazz, la soul, la musique afro. À Londres, Alexis Blondel a découvert le post punk. Notamment avec le livre Rip It Up and Start Again de Simon Reynolds. Une diversité qui a infusé. « Je retrouvais chez Kristian plein d’éléments qui me parlaient. Puis la scène jazz s’est invitée. J’ai découvert Shabaka et Nubya. On s’est mis à marier des concerts de jazz avec des DJ sur lesquels les gens venaient danser. Tout ça dans un environnement jeune, mixte et métissé. « 

« Les rassemblements qui finissent par changer quelque chose partagent en général quelques caractéristiques, écrit Emma Warren dans Make Some Space, l’ouvrage qu’elle vient de consacrer au Total Refreshment Centre. Un personnage central motivé qui sait que quelque chose manque et lutte pour combler le trou. Un espace physique où les gens peuvent faire ce qu’ils veulent. Des publics accueillants qui se considèrent comme une partie de l’entité. Des gens qui documentent la culture et transmettent le signal à l’extérieur. Mais aussi d’autres prêts à recevoir le message. »

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Dans une ville qui a perdu plus de 100 maisons de jeunes depuis les émeutes de 2011, les planètes se sont tellement bien alignées au-dessus de Foulden Road que le TRC est devenu une caverne culturelle, un lieu incontournable de la musique et de la fête underground londoniennes. « Les endroits les plus cool et friendly sont généralement gérés par des artistes, reprend Kristian. Ils en font des lieux où eux-mêmes ont envie d’aller. Là où les autres, les investisseurs, les businessmen, ouvrent des bars, des salles, des clubs pour gagner du fric. Le plus de fric possible. Les promoteurs ont beau faire ce qu’ils veulent. Le capitalisme détruit l’industrie de la musique. »

Proposition musicale passionnante, service d’ordre sympa, boissons pas chères… La salle de 500 personnes qui accueillait les événements au rez-de-chaussée a été victime de son succès et a fermé en 2018. « On a eu six ans de fêtes et de concerts. Je suis sûr que la municipalité savait. Mais à un moment, c’est devenu si populaire qu’elle ne pouvait plus mettre la main devant les yeux. D’autant que c’était illégal. Ou disons semi-légal. Au début, les jeunes se chargeaient des événements. Tandis que moi, un peu plus âgé, je bossais davantage sur les enregistrements. Ça a évolué et changé avec le temps. L’endroit de fiesta s’est transformé en espace de travail. Le TRC s’est professionnalisé et a essaimé. Beaucoup sont devenus de bons promoteurs, de meilleurs ingénieurs, de meilleurs producteurs, de meilleurs groupes… »

Shabaka Hutchings, exemple de la scène jazz londonienne ayant éclos au TRC.
Shabaka Hutchings, exemple de la scène jazz londonienne ayant éclos au TRC.

Écosystème

On ne compte plus désormais le nombre de projets liés à l’auberge espagnole artistique d’Hackney. « Dès le départ, on a enregistré des disques, retrace Kristian. Mais il a fallu du temps, trois ou quatre ans, pour les sortir. Je pense que début 2019, tu avais toutes les semaines un nouvel album ou un single attaché à cet endroit. Au point que tous les soirs, quand je cuisine en rentrant chez moi, j’entends des morceaux de ce bâtiment à la radio… »

« Le projet est en train de s’écrire dans la création, ajoute Alexis Blondel. À côté de ça, on organise des événements ailleurs. On a un label et des festivals nous demandent de jouer les curateurs. Le TRC est un écosystème, un groupe de gens qui bossent et ont grandi ensemble, qui se nourrissent et s’entraident. Créé en 2012, le lieu est toujours là. Et il a encore trois ans, voire cinq, devant lui. C’est assez exceptionnel comme durée de vie pour ce genre d’endroit. »

Les raisons de cette longévité? « Nous sommes implantés dans un coin de la ville avec une forte communauté turque et caribéenne, avance Kristian. Ces gens ont grandi ici. Ils sont allés à l’école ici, ils y travaillent souvent aussi. Ils ne sont guère très heureux de la gentrification. Ils y résistent comme ils peuvent. C’est pour ça que le quartier ne change pas trop vite. Ayant fréquenté le milieu des squats, j’ai compris depuis longtemps que tu dois travailler sur ce genre de lieux sans savoir combien de temps ils vont exister. Quelques semaines, quelques mois, quelques années. Mais on est accolé à une station essence. Ce n’est pas très vendeur. Ça a tendance à refroidir les amateurs. »

« J’ai passé ma vie à bouger, sourit Chestnutt, un des hommes des bois qui emmène le groupe écolo kraut Snapped Ankles. Quand tu n’as pas de fric, tu te retrouves vite avec un micro studio à la maison. L’espace est cher dans la capitale du Royaume-Uni… Le Total Refreshment Centre est l’un des derniers entrepôts londoniens ouverts aux musiciens. » Chestnutt y a son petit espace de travail qu’il a mis six mois à se fabriquer, à aménager et à isoler phoniquement. Il paie un loyer de 600 livres. « Ce qui est vraiment dément ici, ce sont les gens, l’énergie créative, le bouillonnement permanent. Il y a tellement de mecs et de filles talentueuses qui fréquentent cet endroit… » Au moment où on le rencontre, Chestnutt bosse avec le designer graphique et artiste sonore Raimund Wong (responsable de nombreux flyers et pochettes pour la communauté) sur un projet à la croisée de l’ambient exotique et du jazz. « On n’a pas encore décidé du nom du groupe mais on a déjà deux albums. »

Alors qu’on quitte les bâtiments, fin d’après-midi, la nuit déjà tombée, une phrase de Capitol K résonne un peu plus fort que les autres. « Dans une ville comme Londres, si tu aimes un truc que tu ne peux pas trouver, crée le toi-même. Il rencontrera sans doute un public. » Au TRC, l’esprit d’entreprendre a rencontré la magie de l’artisanat culturel, la volonté Do It Yourself s’est mêlée à la géniale bienveillance d’une uber talentueuse communauté. Un bel exemple de résistance.

Alabaster  dePlume
Alabaster dePlume

Peach Pit

Poète du jazz, le saxophoniste Alabaster dePlume et ses soirées Peach incarnent à eux seuls l’esprit du Total Refreshment Centre.

Depuis que le Total Refreshment Centre a arrêté d’accueillir des concerts, que quelques voisins se sont plaints et que le Conseil municipal s’en est mêlé, c’est un centre culturel turc qui a pris possession de son rez-de-chaussée. Angus Fairbairn, alias Alabaster dePlume, a un jour croisé l’un des nouveaux voisins. « Nous, ce qu’on veut, c’est sortir les jeunes de la rue et de ses problèmes, m’a-t-il expliqué en me montrant notre espace fumeurs qu’ils ont transformé en salle de classe. » Le vivifiant Alabaster dePlume sourit en racontant sa rencontre avec l’autre poète du bâtiment. « Je l’ai invité à me faire goûter ses mots. Et comme il se mettait à me les traduire, je lui ai demandé de me les déclamer en turc. Il s’en dégageait beaucoup d’humanité et une incroyable profondeur. Je lui ai répondu que je ne parlais pas sa langue mais que je l’avais compris… »

Quand il cherchait un studio et qu’il a visité les lieux il y a quatre ans et demi, le Mancunien a tout de suite compris qu’il se dégageait du TRC une énergie inimitable. « Ce n’est pas à moi de dire ce qu’il y a de magique ici. Pourquoi je m’y sens à l’aise? Je ne m’y sens pas à l’aise. Je m’y sens moi-même. Je ne cherche pas le confort sur cette terre. J’y veux l’incroyable. Ici, les gens challengent mes idées. Je suis chez moi. Grâce aux valeurs, à l’humanité, à l’amour qui s’en dégagent. »

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En quelques anecdotes, Alabaster dePlume résume à la fois son état d’esprit et celui qui anime le « musical hub » de l’East London. Les soirées Peach qu’il y a organisées (du nom de l’un de ses albums) ont marqué l’histoire de l’endroit. « J’étais nouveau. J’ai voulu monter un événement pour la sortie de mon disque. Lex ne savait pas vraiment ce que je faisais. J’ai essayé de rendre le truc le plus magique que je pouvais. Je me suis dit que si ça marchait, je ferais partie de la communauté et que dans le cas contraire, je me considérerais comme un locataire. » Pas de chance. All Tomorrow’s Parties, qui possédait un bureau en dessous, faisait le même soir jouer un groupe punk extrêmement bruyant. « Le sol tremblait. Quand j’ai réalisé, il me restait deux possibilités. Soit j’annulais, soit je me considérais comme chanceux et je tentais de tirer profit de la situation. Quand tu es à un concert, la tête dans les baffles, en train d’essayer de parler avec une personne que tu apprécies, tu veux vraiment savoir ce qu’elle te dit. Tu fais très attention. Tu te concentres. Ça a fonctionné de la sorte et ça nous a filé une intensité hallucinante. La communauté nous a accueillis à bras ouverts. »

À la croisé du jazz, du folk, du spoken word, dePlume s’est mis à organiser un concert tous les mois. Il se produisait à chaque fois avec des musiciens différents dans une approche humaniste et collectiviste. « Si une bombe explosait pendant une soirée Peach, tu perdais 99% de la scène jazz londonienne », plaisantent certains. dePlume est une boule d’énergie. Ces jours-ci, le saxophoniste sort To Cy & Lee sur le label de Chicago International Anthem. Un album de jazz instrumental compilant des extraits de ses vieux albums et deux nouveaux titres enregistrés là où vous savez. Un disque sur lequel se croisent entre autres Danalogue (The Comet Is Coming), Paddy Steer, Sarathy Korwar, le fantôme de Getatchew Mekurya et l’âme d’Alabaster.

Alabaster dePlume, To Cy & Lee, distribué par International Anthem/V2.

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