Six Feet Under
à la manière d’un explorateur urbain bravant les interdits, Bruce Bégout s’infiltre dans le quotidien pour affûter une écriture du désastre.
On ne dormira jamais
de Bruce Bégout, éditions Allia, 272 pages.
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C’est l’histoire d’un homme anonyme, directeur d’un institut médico-légal baptisé L’Hôtel. Sa vie bascule lorsqu’il rencontre l’exubérant Valère, spécialiste de l’événementiel pour le monde secret de l’hyperluxe. Pressentant que le jeu avec la mort constitue une façon d’insuffler un peu de vie aux épuisés du monde post-industriel, ce dernier lui propose d’abriter dans sa morgue un club clandestin… Et l’Institut de se transformer en night-club avec bars, rampes lumineuses, pistes de danse, où le cadavre incarne un élément à part entière de la fête, un élément-clé: bienvenue au KluB! Un peu désorientée au début, l’équipe de l’Institut s’accommode bien vite de ces nouvelles activités nocturnes. Du reste, elle peut vaquer à ses occupations: actif dans le tourisme noir, les parcs d’attractions hors norme, les jeux violents et sexuels, le Consortium Recreation Services s’occupe de tout. Aussi le directeur a-t-il le loisir de se consacrer à sa passion soudaine et réconfortante pour la cuniculture. « Le sens de mon existence était clair à cette époque. » S’installant définitivement à l’Institut, il aménage une sorte de logement au sous-sol pour chouchouter ses lapins nains Kawaii et Lolicon et demeurer au plus près de ses trésors. Quand au dehors, le « mal jaune » se propage et s’abat sur la ville: « ça tombe comme des mouches » et les morts d’affluer vers l’Hôtel dans des proportions inhabituelles. « Le chômage certes diminuait, tout comme les listes d’attente pour obtenir un logement. » Pendant ce temps, la fête battait son plein.
La morgue vous va si bien
« Nettoyer un mort nous en apprend beaucoup sur la société (…) Ouvrir un corps n’est-ce pas découvrir un monde? » Philosophe disciple d’Edmund Husserl, Bégout n’en est pas à son coup d’essai lorsqu’il s’agit d’embraser modernité et fiction. à la manière d’un explorateur urbain bravant les interdits (urbex), l’auteur s’infiltre dans le quotidien pour y affûter une écriture du désastre aux recoins labyrinthiques. Et quel meilleur endroit que la morgue pour clore une tétralogie consacrée aux nouvelles formes du gothique (en 2010, dans Le ParK, il inventait un lieu de divertissement suicidaire dont le thème était l’enfermement)? Son goût des lieux clos et de l’hybridation trouve ici un écrin de choix pour exalter une danse macabre. S’y exhale une réflexion sur le mal qui ne renvoie plus à des figures classiques mais s’exhume dans l’hyper contemporain, où la tyrannie du mignon sur YouTube côtoie le darknet, où les forums spécialisés ont progressivement remplacé les confessionnaux. S’il cite volontiers Lynch et Cronenberg, chez qui la découverte du quotidien est un combat contre l’inquiétante étrangeté contemporaine, Bégout pourrait aussi se revendiquer de Chuck Palahniuk. Ses personnages, mus par leur révolte, sont des obsessionnels résistants, plongeant dans la folie pour y chercher une forme de délivrance (« règle n°2: le KluB n’a jamais existé »). Tel le Tyler Durden de Fight Club insérant des images pornographiques subliminales dans des films grand public, le narrateur brouille les pistes, fait vaciller les certitudes, les identités. Par un subtil jeu de dupes, les limites s’estompent entre morts et vivants, humains et animaux, interrogeant l’inexorable élimination de la mort de l’espace public. Dans une société au bord du chaos, où la décomposition est totale, le lecteur bascule à son tour, irrésistiblement entraîné vers l’abîme. Where is my mind?
Fabrice Delmeire
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