Partages de la perspective
Qu’est-ce qu’une perspective? Dans la culture occidentale, la réponse à cette question fait l’objet d’une fable, dans laquelle les peintres, toujours occupés à chercher des moyens plus fidèles pour représenter le monde, jouent les premiers rôles. L’Histoire de la perspective, ce serait l’Histoire de la peinture italienne, d’une certaine conception de la géométrie et de deux ou trois gadgets. Pourtant, les choses sont plus compliquées que ça. Dans son nouveau livre, publié chez Fayard dans la collection que dirigent Alain Badiou et Barbara Cassin, le philosophe belge Emmanuel Alloa, spécialiste des images et des médias, tente de dire en quoi. Car si la perspective est une affaire de regard, celui-ci dépasse par définition le simple domaine de la contemplation artistique pour emporter un véritable découpage du monde commun. La perspective est un partage -quelque chose qui, s’il repose sur une forme de quadrillage du monde visant à le cerner avec plus d’efficacité, fournit un point de vue qui peut être adopté par d’autres. Si la perspective est une façon de voir le monde, elle est aussi une manière d’en changer notre perception -de la faire circuler au-delà des oeuvres qui la mettent en scène. Plus que l’inauguration d’un âge du relativisme dont nous ne serions pas sortis, l’instauration du point de vue comme dispositif d’explicitation du monde a donné naissance à une politique. Cette politique, Alloa lui donne le nom de « perspicacité »: voir selon un point de vue, c’est voir « au travers » (per-specere, en latin); c’est traverser les apparences pour y distinguer ce qui, d’un certain point de vue, est important de ce qui ne l’est pas. Aujourd’hui, l’anthropologie sud-américaine insiste beaucoup sur l’idée d’un « perspectivisme » qu’il s’agirait d’apprendre à l’écoute de la façon dont les tribus amazoniennes voient à travers le point de vue des animaux ou des esprits. C’est un peu cela qu’Alloa appelle aussi de ses voeux: réapprendre à remettre les choses en perspectives.
D’Emmanuel Alloa, éditions Fayard, 288 pages.
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