Noémie Lvovsky
Forte en gueule mais coeur en beurre, la Française incarne l’une des trois prostituées au centre de Filles de joie, le nouveau film de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich.
Printemps 2018, dernier jour du tournage de Filles de joie ( lire par ailleurs notre dossier page 22). Attablées à la terrasse d’un food truck sur un parking de Waterloo, Sara Forestier, Annabelle Lengronne et Noémie Lvovsky jouent l’ultime scène du film. Il fait (très) chaud et ça s’agite beaucoup sur le plateau. Au milieu de la quatrième prise, Lvovsky quitte sa position, visiblement excédée, et interrompt le bazar sans ménagement: » On est censées être seules ici, et il y a des gens qui bougent tout autour, qui causent, prennent des photos… Moi je ne peux pas, pas comme ça! » Assez raccord en cela avec ce que Jacques-Henri Bronckart, le producteur du film, glissait quelques instants plus tôt: » Les comédiennes en ont fait voir à l’équipe… Mais devant la caméra, quelle belle énergie! »
Belle énergie, en effet, et franche détermination dans le chef de cette diplômée de la Fémis formée chez Jean Douchet, collaboratrice d’Arnaud Desplechin au début des années 90. Celle qui excelle aussi bien au scénario (pour Philippe Garrel, Yolande Zauberman et surtout pour elle-même) qu’à la réalisation (les films Oublie-moi, La vie ne me fait pas peur, Camille redouble, notamment) n’est venue au métier de comédienne que sur le tard (en 2001 dans Ma femme est une actrice d’Yvan Attal), multipliant ensuite les rôles marquants chez Emmanuelle Bercot, Valeria Bruni Tedeschi, Riad Sattouf, Bertrand Bonello, Catherine Corsini et… Noémie Lvovsky, donc.
Dans Filles de joie, elle incarne Dominique, vétérane de la bande qui pratique patiemment la broderie et feint l’orgasme à la perfection. Au sein du bordel où elle travaille de jour, elle se fait appeler Héra, descendante directe des Titans Cronos et Rhéa dans la mythologie grecque, protectrice des femmes, déesse du mariage et de la famille. Les autres filles l’appellent d’ailleurs volontiers » maman » quand elles traînent ensemble entre les passes, moments d’attente complice où elle se plaît à raconter quelques histoires bien sales de son vécu. » Dominique est infirmière de nuit, commente l’actrice entre deux prises . Elle vit en France avec son mari et ses deux enfants qui sont adolescents. Tous les jours, elle passe la frontière pour venir en Belgique et se prostituer avec les autres filles. Parce que les bordels sont interdits en France, pas en Belgique. »
Jouer le réalisateur
De ce tournage qu’elle décrit comme extrêmement intense, tant au niveau du rythme que des émotions, elle retient avant tout le double regard, masculin et féminin, qui l’a porté. » Le couple que Frédéric et Anne forment a été pour moi, en tant qu’actrice, vraiment très précieux sur ce film. Parce que, déjà, il y a beaucoup d’amour entre eux et que c’est porteur (sourire) . Et puis parce qu’ils sont formidablement complémentaires. Moi c’est la première fois que je travaille de cette façon. Et j’ai adoré ça. Anne est bien plus que la coscénariste du film, elle en est la directrice artistique. Elle a vraiment l’oeil à tout. C’est elle qui a enquêté sur la vie dans les bordels en amont. Elle nous a présenté des prostituées et aussi une gérante qui nous a beaucoup aidées sur le plateau. Cette dernière était là, avec nous, et le fait d’être regardées par elle pendant qu’on jouait était déterminant. On ne pouvait pas tricher. Dans Filles de joie , les scènes ont des couleurs, des atmosphères très fortes, très travaillées. On est dans de la fiction, mais super documentée. »
À l’origine, le film s’appelait La Frontière. Et ses personnages sont assez borderline. Pour les camper, il fallait des comédiennes qui soient capables d’aller titiller leurs limites, qui ne s’économisent pas. » Le film a aussi ceci de très particulier qu’il est réalisé par un homme et pourtant c’est un film de femmes. Un jour, sur le plateau, je me suis dit que Fred était vraiment comme une femme. Je ne veux pas dire que Fred est comme une femme dans la vie, hein, pas du tout, vous le voyez bien avec sa grosse barbe (sourire) . Ça relève davantage de ma petite cuisine interne, disons. C’est-à-dire que, sur le tournage, je regardais Fred et je me disais que Dominique, mon personnage, était au fond la femme que Fred aurait été s’il avait été une femme. »
Et l’actrice de préciser ce qu’elle appelle sa petite cuisine interne. » En général, quand je joue, ma première source d’inspiration c’est le réalisateur. Avant tout ce que je peux m’imaginer du personnage, avant de voir comment je peux ramener ce personnage à moi, ou m’inspirer de ma propre vie, de mes expériences, c’est le réalisateur qui m’inspire. Et ce n’est pas seulement intellectuel. C’est beaucoup dans la façon d’être, aussi. Très souvent, je me suis dit, en tout cas dans les films que j’ai préféré faire en tant qu’actrice, qu’avant même le personnage, je jouais le réalisateur. Et Fred, oui, m’a beaucoup inspirée. Il est ultrasensible et en même temps il absorbe les choses. Il prend sur lui. À son image, j’ai essayé de composer un personnage qui est sensible à tout et qui absorbe sans broncher -il faut savoir que quand je bronche, je bronche très fort (sourire) . Avec quelque chose de l’ordre de la bonté, aussi. Frédéric et Anne, ils racontent une histoire très violente, mais en même temps je sens qu’ils ont l’amour au coeur. Ils sont très aimants. Il y a chez eux une espèce de pitié, dans le très bon sens du terme, pour nos frères humains. C’est très inspirant. »
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