Noé Béal : “Le stade est l’un des derniers lieux d’expression populaire”
Dans les tribunes de foot, les supporters ont toujours été inspirés par la pop. Désormais, par un curieux retournement de situation, la pop pioche elle-même dans les chants de stades. Décryptage
Kanye West a réussi son coup. Avec son morceau Carnival, il vient de décrocher la première place du Billboard 100 américain, son premier n°1 depuis ses dérapages antisémites. Particularité du titre, signé avec son camarade Ty Dolla $ign: on y entend une chorale de supporters de football. Pas n’importe laquelle, celle des ultras de la Curva Nord de l’Inter Milan. Étonnant? Certains trouveront au contraire logique de voir la star borderline frayer avec l’univers encore souvent viriliste des ultras. D’autres y verront plutôt une façon d’introduire une expression authentique dans une production millimétrée. C’est plutôt le cas du Français Noé Béal.
Réalisateur de docus sonores basé à Bruxelles, il a notamment produit Interdit de stade, consacré à Dylan, supporter de l’Union Saint-Gilloise condamné en 2019 à un an d’interdiction de stade après avoir craqué un fumigène. L’an dernier, ce fan avoué de Saint-Étienne a également publié un article dans la revue Audimat, prolongé récemment par une discussion lors du Schiev Festival, au Beursschouwburg, à Bruxelles. L’occasion de décrire les tribunes comme l’un des derniers endroits où peut s’abriter une certaine expression populaire.
A-t-on toujours chanté dans les stades?
Noé Béal : De manière aussi organisée qu’aujourd’hui, probablement pas. Les chercheurs qui ont étudié le sujet associent généralement l’arrivée des chants, ou en tout cas des animations, aux années 60-70. Ce qui correspond à la naissance du mouvement ultra. Il part d’Italie pour arriver un peu plus tard en France et en Belgique.
Les ultras, à ne pas amalgamer avec les hooligans, c’est ça?
Noé Béal : Disons que ce sont deux manières différentes de voir le « supporterisme ». Dans la culture hooligan anglaise, on se situe davantage dans la confrontation. Surtout, l’animation des tribunes est plus informelle, là où, dans le mouvement ultra, tout est beaucoup plus organisé. Il y a les tifos, les capos qui lancent les chansons, etc. C’est plus protocolaire. Un groupe d’ultras ne va pas rentrer dans un stade s’il ne peut pas y accrocher sa bâche avec ses couleurs. Mais surtout, il y a le match dans le match. Celui qui consiste à essayer de chanter plus fort que les autres. En gros, comment va-t-on faire pour éteindre les supporters adverses, en couvrant leurs voix?
Comment apparaissent ces chants de stade? Naissent-ils forcément dans les tribunes, ou les clubs arrivent-ils parfois à imposer leur “playlist”?
Noé Béal : Il y a des exemples en effet de morceaux qui ne sont pas nés directement dans les gradins. Comme Les Corons de Pierre Bachelet, qui est chanté au RC Lens (en 2005, le club a diffusé la chanson à la mi-temps, en hommage au chanteur décédé quatre jours plus tôt, NDLR). Ou même Allez les Verts!, à Saint-Étienne (en 1976, le chanteur Monty a créé le morceau avant la finale de la Coupe des clubs champions). Dans ces deux exemples, la mayonnaise va directement prendre avec les supporters. Mais aujourd’hui, ce cas de figure est probablement plus compliqué. Notamment parce qu’on assiste à une plus grande défiance des groupes d’ultras envers les directions de clubs. Au PSG, par exemple, les dirigeants ont essayé d’imposer un hymne. Mais ça n’a jamais pris. De toutes façons, c’est difficile de savoir pourquoi un titre fonctionne. Ou d’où il vient. C’est un peu comme une blague: on ne sait jamais qui l’a inventée.
Existe-t-il un répertoire privilégié? Des morceaux qui fonctionnent mieux que d’autres dans les tribunes?
Noé Béal : Oui. Tout ce qui pourrait être rattaché à la variété ou à la pop, dans le sens le plus général du terme. C’est le (tube eurodance) Freed from Desire de Gala, qui se transforme en Will Grigg’s on Fire (en référence à l’attaquant vedette du club de Wigan). Il deviendra un peu l’hymne des supporters nord-irlandais pendant l’Euro 2016. Mais ça peut aller d’Annie Cordy à Orelsan. Au fond ce qui compte, c’est l’aspect viral.
“Un chant de supporter, c’est comme une blague: on ne sait jamais qui l’a lancée”
Quelles sont les fonctions de ces chants?
Noé Béal : Le premier objectif reste d’encourager son équipe. L’autre est de faire « peur » à l’adversaire. Mais on voit aussi désormais de plus en plus souvent que sont ciblées les instances footballistiques, comme l’UEFA par exemple. Aujourd’hui, on ne chante plus seulement pour soutenir son club. Mais aussi pour affirmer sa condition de supporter, qui est encore souvent vu comme un paria. Quand il ne fait pas carrément l’objet de sanctions, comme des interdictions de stade, de manière complètement punitive, sans jugement. Un auteur comme Mickaël Correia explique par exemple que les stades ont servi en quelque sorte de laboratoire aux opérations de surveillance policière. Les caméras et le fichage utilisés dans les manifestations ont d’abord été « testés » dans les tribunes.
Les chants de stade s’inspirent d’airs connus. Mais le monde de la musique s’inspire-t-il également des tribunes?
Noé Béal : Il y a quelques années, par exemple, le Brussels Philharmonic Orchestra a enregistré une version du Ça fait maintenant des années de l’Union Saint-Gilloise (une adaptation d’un vieux titre italo-disco de Righeira, duo également responsable du tube Vamos a la playa). C’est intéressant, ça permet de toucher un autre public. Plus récemment, il y a en effet eu le cas de Kanye West. Sur son dernier album, il sample un chant des supporters de l’Inter Milan. C’est une manière de s’appuyer sur un chœur. Un peu comme il l’avait fait sur son album gospel Jesus Is King. Mais au lieu de convoquer une chorale de 500 personnes, il repique un chant de stade. Avec tout ce que ça peut avoir d’authentique. Ça chante peut-être faux, pas dans les temps, mais il se passe quelque chose. Dans une production musicale stakhanoviste, ça amène une touche organique. C’est un peu comme des extraits de grandes manifestations. Ça peut donner des frissons, c’est très prenant.
Après, l’envers de cela, c’est le côté grégaire et le caractère xénophobe, raciste, sexiste de certains chants ou l’idéologie portée par certains groupes de supporters. Si les groupes
d’ultras s’en défendent, les tribunes sont plus que jamais des terrains de lutte. Pour la conférence au Schiev Festival, on a croisé la discussion avec une membre d’une chorale féministe en non-mixité, à Bruxelles.
De la même manière que les supporters de foot, cette chorale se réapproprie des chansons populaires pour aller chanter en manif. À cet égard, le chant est une façon de faire entendre ses combats mais sert aussi à s’apaiser. On chante non pas pour oublier, mais pour relâcher la tension. ●
NOÉ BÉAL
1996 Naissance
2021 Interdit de Stade, documentaire sonore sur la condition d’un ultra de l’Union Saint-Gilloise (Radiola)
2023 Quand tout le stade chantera: chants populaires, variété française et liberté pour les ultras!, paru dans
la revue Audimat n°20
2024 Le Chant comme pratique militante, des
tribunes à la rue, conférence au Schiev Festival 2024.
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