Montagne sacrée

© brigitte lacombe

Scrutant tous les pans de la vie de Thomas Mann, Colm Tóibín emporte le roman biographique dans un Passionnant tourbillon romanesque.

Avec une connaissance profonde de la vie comme de l’œuvre, et un sens mûrement pesé du style, Colm Tóibín retrace de manière chronologique l’existence de Thomas Mann, rebaptisé Le Magicien par ses proches, permettant notamment d’assister à la naissance de La Mort à Venise et de La Montagne magique. Se déploie ici une vie gorgée de livres comme autant de refuges pour ses propres expériences et ses multiples réinventions de lui-même. “Son œuvre, disait-on, représentait la liberté; il donnait vie aux vicissitudes du changement.” Or, derrière le paravent d’une “réputation d’imperturbable homme de raison”, la stature de grand écrivain allemand dissimule à grand-peine le bourgeois en représentation de lui-même, un homme secret se dépêtrant avec ses doutes et ses élans intimes.

Les fleurs du mal

On est frappé par la façon dont Tóibín se glisse dans l’ombre du géant effacé, reclus en son cabinet de travail. Pénétrant l’intimité de l’intellectuel tourmenté, le roman virevolte au cœur d’une fresque politique et familiale à l’ampleur d’un feuilleton foisonnant. Aux premières loges, figure majeure et mystérieuse, Katia Pringsheim règne dans la coulisse en épouse à la détermination sans faille. Tantôt spécialiste du marché noir, tantôt éminence grise, cette femme brillante et sûre d’elle ne perd pas une miette du penchant contrarié de son mari pour les hommes, comme des vicissitudes politiques tiraillant le génie indécis. Supportant les désapprobations de ses six enfants, Le Magicien apparaît alors sous les traits d’un chef d’orchestre dépassé par le brio de solistes aux caractères exaltés, aux imbroglios amoureux incessants. De sonores pugilats égrènent une partition familiale aux échos dramatiques, marquée par le suicide. Parmi ces relations tumultueuses traversées d’années de fiel figure le dialogue difficile avec son frère Heinrich, écrivain tête brûlée.Thomas Mann, incarnant la vie de l’esprit au sein de son pays, engagé face à la montée du nazisme, adulé pour être au-dessus de la mêlée, arpente son destin de gloire comme un long chemin d’exil. La Suède, la Suisse, Los Angeles l’éloignent toujours davantage du Lübeck mondain de son enfance.

© National

Tout jeune déjà, le rêveur épris de poésie et de musique se sent observé, non seulement au sein du cercle familial, mais aussi à l’école et à l’église. Une impression qui ne se démentira guère chez celui qui se comportera toute sa vie en ambassadeur de lui-même, dont chaque livre ou prise de parole sera disséquée. Très tôt, Thomas Mann découvre combien le “silence ressemblait à une forme d’affirmation subtile”. Entre pouvoir et prestige, retranché dans des forteresses au luxe ostentatoire, Le Magicien se rembrunit parfois face aux coutures de son art: “Les compositeurs peuvent penser à Dieu et à l’ineffable. Nous nous sommes obligés d’imaginer les boutons sur un manteau.

Le Magicien

De Colm Tóibín, éditions Grasset, traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson, 608 pages.

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