Matrix
Dans l’Histoire, il en est souvent des bâtards comme des cailloux dans une chaussure: ils vous encombrent. Marie de France ne fait pas exception: gigantesque, mal dégrossie et née du viol commis par Geoffroy V d’Anjou sur une adolescente, elle est impossible à marier. Aliénor d’Aquitaine, sa demi-belle-sœur, décide de la reléguer au rôle de prieure d’un couvent où règnent jusque-là la malefaim et la dureté quotidienne (les sœurs y reçoivent des tâches à contre-emploi, pour leur forger le caractère). Marie, entre son attirance courtoise pour Aliénor et sa tristesse de quitter sa servante et amante Cécile, ne désire pas une vie cloîtrée, mais elle passe néanmoins son noviciat. Dotée de sens pratique et de visions, la nouvelle prieure révolutionne l’endroit, en vraie directrice des ressources humaines avant l’heure. Consciente qu’elle a à sa portée un lieu de pouvoir (et elle n’en évite pas tout à fait les dérives), elle tâche d’en faire une zone protégée, qu’on pourrait dire pré-féministe comme en témoignent aussi les noms de fonction: infirmatrix, siniscalcix (sénéchale), cellatrix (en charge des réserves), etc. Avec son approche forgée d’une langue plus ancienne (très joliment servie par la traduction de Carine Chichereau), l’utopie que construit Lauren Groff à travers son héroïne atypique démarre dès la matérialité du texte. En s’éloignant de sa dissection de l’Amérique actuelle (à l’époque gangrenée par l’élection de Trump), l’autrice ne façonne pas moins d’échos ultra-contemporains (queer comme émancipateurs) et de ce fait, nous enchante de façon renouvelée.
De Lauren Groff, éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, 304 pages.
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