RENCONTRE AVEC LA CINÉASTE JAPONAISE NAOMI KAWASE AUTOUR DE STILL THE WATER, OEUVRE DE TOUTE BEAUTÉ OÙ LE RÉCIT D’APPRENTISSAGE SE DOUBLE D’UNE MÉDITATION LUMINEUSE SUR LE CYCLE DE LA VIE ET DE LA MORT DANS LA NATURE SOUVERAINE DE L’ÎLE D’AMAMI.

Révélée à la fin des années 90 par le magnifique Suzaku, la cinéaste japonaise Naomi Kawase n’a cessé depuis de traquer l’invisible, signant, de Shara en Mogari no mori, des films épousant le cours de méditations sensibles et inspirées sur le cycle de la vie et de la mort. A cet égard, Still the Water, son nouveau long métrage, s’inscrit assurément dans la continuité de l’oeuvre, dont il reprend les thématiques familières -au rang desquelles on pointera encore la symbiose entre l’homme et la nature ou la transmission-, déployées au gré d’un récit d’apprentissage enchanteur accompagnant deux adolescents s’ouvrant à la vie.

Si la plupart de ses films se situaient à Nara, sa ville de résidence, voire à proximité, la cinéaste a cette fois opté pour l’île d’Amami, au sud du Japon, un lieu dont elle a découvert tardivement qu’il constituait la terre de ses ancêtres. « Je ne l’ai appris qu’en 2003, à l’occasion d’un voyage avec ma mère et ma grand-mère, quand j’étais enceinte de mon fils, commence-t-elle, alors qu’on la rencontre dans un hôtel parisien. Ma grand-mère m’a fait cette révélation, et j’en ai été fort surprise. Je l’ai été plus encore cinq ans plus tard, lorsque je me suis rendue à Amami pour la première fois. J’ y ai découvert des choses que j’avais passé mon temps à filmer: des danses ancestrales, une attirance pour la tradition, les chamanes qui correspondaient et parlaient avec l’âme des morts, toutes choses qui m’avaient toujours intéressée, et dont j’ai réalisé que vivait cette île. Et tout de suite, j’ai pensé que j’y tournerais un film un jour. » Cinq ans seront toutefois nécessaires avant qu’elle ne passe à l’acte, le temps, explique-t-elle, d’apprivoiser le cadre, afin de pouvoir y filmer: « J’ai besoin d’avoir une relation intime avec les lieux dans lesquels je tourne. »

La deuxième fenêtre

En l’occurrence, Amami n’a rien d’un décor anodin. Ses habitants, en effet, entretiennent un lien privilégié avec une nature qu’ils vénèrent, pensant qu’un dieu habite chaque arbre, chaque pierre, chaque plante. Ils considèrent également qu’au-delà de la mer se trouve un pays nommé Neriyakanaya, où se rend l’âme après la mort. Soit autant d’éléments trouvant un écho sensible dans l’oeuvre de la cinéaste, où nature et humain s’équilibrent, tandis que vie et mort s’y inscrivent dans un mouvement cyclique. Futatsume no mado, le titre japonais du film, fait d’ailleurs écho à cette conviction de la population locale, puisqu’il signifie la seconde fenêtre « ouvrant sur un monde à suivre, où nous acceptons toutes nos différences, et donc plus riche que celui où nous nous trouvons, où nous nous battons pour les préserver. » A titre personnel, Naomi Kawase ajoute encore penser profondément « qu’il y a quelque chose après la mort. J’ai la conviction que les ancêtres existent quelque part. Et ce film en est la preuve: avoir pu filmer tout cela en un mois n’est pas un miracle, c’est une réalité qui a été rendue possible par ces aides que j’ai reçues d’ailleurs. » Et d’évoquer plus avant l’aura bienveillante dont a bénéficié la réalisation du film; jusqu’à la nature qui lui aura prêté son concours, un typhon providentiel se déclenchant au mépris du calendrier. « On ne peut pas commander à la nature, et ma philosophie est toujours de me dire « ce qui adviendra, adviendra ». Mais c’est vrai qu’en général, j’obtiens de la nature à peu près ce que je veux, en adoptant une attitude personnelle de respect et de croyance profonde à son égard. La nuit de pleine lune était particulièrement lumineuse. Et effectivement, le typhon dont j’espérais qu’il viendrait s’est produit… »

Un modèle d’équilibre

Un autre miracle réside dans l’équilibre qui semble présider à Still the Water, un film tendu, avec ses protagonistes, vers une harmonie rassérénante, tant dans son expression physique que dans sa dimension philosophique, d’ailleurs. Sa forme elle-même participe du même principe, qui mêle idéalement les éléments documentaires à la fiction, intégrant par exemple les rites traditionnels de l’île –« très importants parce qu’ils rythment la vie de la communauté et cimentent le sentiment d’en faire partie » à la trame de l’histoire. Un processus favorisé par la longue immersion des comédiens dans le village, jusqu’à en être adoptés. « J’ai réussi une sorte de fusion parce que les acteurs, s’ils étaient des professionnels, étaient devenus en même temps les habitants de l’île. Ce sont, par exemple, vraiment les scènes de danses du mois d’août, dans lesquelles se sont introduits tout naturellement des acteurs professionnels. Elles sont célébrées comme cela. Et cette façon de mourir, entouré des siens, est l’une des pratiques de l’île. C’est très proche du documentaire, même si, dans ce cas précis, joué par des acteurs. »

Au passage, c’est un peu comme si Naomi Kawase s’employait à préserver la mémoire d’endroits et de pratiques en retrait de l’effervescence du monde, tendance qu’elle attribue à « un goût personnel. Les endroits dont l’on parle, où il y a beaucoup de lumière et de bruit ne m’intéressent pas spécialement. Je veux montrer des lieux oubliés et des gens dont l’existence l’est également. La vie, l’humain, les drames personnels sont aussi présents dans ces lieux qui ne sont pas sous le feu des projecteurs, et c’est là ce qui m’attire. Un cinéaste, même quand il filme des faits divers, essaye toujours de montrer ce qu’il y a derrière, et ce qui l’intéresse, lui, dans sa propre subjectivité. Ma démarche est la même: je prends des choses qui se passent, et j’essaye de voir ce qu’il y a derrière. »

Le rythme des sensations

Pour autant, son cinéma est aussi une célébration de la vie, celle à laquelle s’éveillent les deux adolescents de Still the Water dans un flot de pourquoi. « Il m’a semblé judicieux de recourir à de jeunes protagonistes pour parcourir les questions que nous nous posons tous sur la vie et la mort. Pourquoi mourons-nous? Qu’est-ce que l’amour? Il est évident qu’il s’agit de grandes questions pour ces jeunes gens innocents, mais elles le demeurent pour nous. » A leur suite, le film s’insinue avec bonheur dans le(s) mystère(s) de l’existence, suivant un rythme singulier où cohabitent ellipses et grands espaces de respiration, au sujet duquel Naomi Kawase constate: « C’est particulièrement vrai de La Forêt de Mogari et de celui-ci, où j’ai travaillé avec une monteuse française, Tina Baz. Nous avons élaboré ce rythme particulier ensemble. Peut-être est-ce dû au fait que nous ne parlons pas la même langue: notre langage commun, ce sont les images, et c’est un rythme des sensations, plutôt qu’intellectuel ou cérébral… »

Au final, se révèle un monde d’une richesse et d’une beauté sans cesse réinventées, en prise sur l’invisible –« ce petit quelque chose qui nous échappe, et qui conditionne toute notre existence; c’est ça la vie, en fait »-, jusque dans sa dimension spirituelle. « Filmer l’invisible, c’est quelque chose que l’on ne peut pas expliquer, conclut-elle. Mille paroles n’y suffiraient pas. La seule façon de filmer l’invisible, c’est d’y croire, et j’y crois profondément. » Voir ses films, c’est aussi s’en convaincre…

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Paris

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content